Docteur Jean-Philippe ZERMATI, médecin nutritionniste
Les obèses sont fréquemment décrits comme de personnes incapables de gérer leurs émotions de façon adaptée et systématiquement tentées de recourir à la nourriture pour apaiser leurs tensions. Ils seraient en quelque sorte victimes d’une oralité effrénée. Or les études démontrent que les obèses, bien souvent après avoir mangé, loin de se sentir soulagés de leur tension, ne s’en trouvent au contraire que plus anxieux, plus coupables, plus honteux... et même plus obèses. Car, pour ne rien arranger, force est de constater, qu’en plus de manger, ils mangent trop. Parfois, nous disent-ils, sans pouvoir s’arrêter. Et pourtant, malgré cela, rien ne pourra les empêcher de récidiver comme s’ils recherchaient désespérément dans cet acte un bien-être auquel ils ne pouvaient avoir accès. Comme s’ils semblaient définitivement condamnés à mener une quête éternelle et inaccessible.
Dans bien des prises en charge, on a vu les thérapeutes s’ingénier à convaincre leurs patients de l’attrait d’autres manières de s’apaiser : prendre une douche froide, manger des bâtonnets de carottes, aller promener son chien... Mais d’une certaine manière, l’infortuné mangeur se sent toujours grugé. Car ce qu’il cherchait se trouvait dans la nourriture. Et il ne l’a toujours pas découvert. On lui suggère de regarder ailleurs, il ne dit pas non. On lui suggère d’oublier les aliments, il ne demande pas mieux. Mais il n’y parvient pas. Il y a quelque chose dans la nourriture dont il ressent un immense besoin et qu’il ne trouve pas. Il ne peut s’empêcher de le chercher et il ne s’arrêtera que lorsqu’il l’aura trouvée. Devant tant d’obstination, mieux vaut se demander ce qu’il cherche et peut-être l’aider à l’obtenir. Voilà un remède qui lui permettra peut-être de cesser son errance. Pour l’aider dans sa quête, il n’est pas inutile d’examiner comment se comportent ceux qui semblent avoir un comportement efficace face au stress.
Comment se comporte-t-on habituellement face à un stresseur ?
Certains événements, les stresseurs, génèrent chez l’individu la production d’anxiété ou d’autres émotions négatives dont il cherchera naturellement à se libérer. Pour y parvenir il recourra à diverses stratégies. Certaines permettront de résoudre spécifiquement le problème initial. Elles permettront de se débarrasser du stresseur tout en faisant disparaître les émotions négatives. La mise en œuvre de ces réponses nécessite de faire appel aux compétences propres de l’individu à faire face aux difficultés qui l’entourent. Il s’agit là de ses compétences intrapersonnelles : sa vision du monde et la place qu’il y occupe, et de ses compétences interpersonnelles : sa manière d’aborder ses relation avec l’autre.
Malgré tout son talent à régler ses difficultés, l’individu peut se trouver face à des problèmes qui ne possèdent pas de solutions immédiates et nécessitent une attente avant d’obtenir un règlement. Dans ce cas, l’individu peut être tenté de recourir à des solutions " palliatives ". Il s’agit là de réponses non spécifiques qui ne permettront pas de faire disparaître le stresseur ni de se libérer définitivement des émotions négatives. Bien qu’elles laissent le problème en l’état, elles pourront néanmoins apporter une certain soulagement et atténuer l’anxiété en produisant un réconfort attendu. A cet effet, chaque individu possède un répertoire de stratégies réconfortantes dans lesquelles il peut puiser : boire, manger, fumer, faire l’amour, ouvrir sa collection de timbres, dépenser de l’argent, partir en week-end, etc.
C’est donc dans ce cadre que la nourriture trouve sa place et peut être considérée comme " une réponse alimentaire à un problème non alimentaire ". A cet instant, en se nourrissant, l’individu s’attend à éprouver une sensation agréable qu’il nomme plaisir, apaisement, soulagement, détente, décompression... Ce comportement traduit l’une des fonctions la plus naturelle et la plus heureuse de la nourriture : la production d’un réconfort. Quand la semaine a été désastreuse, que rien ne s’est passé comme il le fallait, Monsieur dit à Madame : " Ce soir, Chérie, nous nous offrons un bon petit restaurant. ". Et pendant trois heures, Madame et Monsieur se réconfortent et oublient tous leurs tracas. Ils mangent une nourriture réconfortante, qu’ils apprécient, dans laquelle ils trouvent du plaisir et qui, aussitôt après et peut-être même plus tard, laissera dans leur mémoire encore une trace... de plaisir. Voilà donc un repas réconfortant qui a produit l’effet que l’on attendait de lui. Les chercheurs ont pu démontrer que la prise alimentaire était une réponse adaptative normale aux états de stress. Ainsi, on constate que la prise de nourriture permet de faire baisser la concentration sanguine des marqueurs biologiques du stress : adrénaline, cortisol... A une condition cependant. Encore faudra-t-il que la personne se nourrisse d’un aliment qu’elle affectionne : une glace au chocolat pour Marine, un chèvre bien sec pour Bertrand ou une jolie madeleine pour Marcel... Proust. On sait que le mangeur, en choisissant des nourritures qu’il apprécie, active ce que l’on appelle aujourd’hui ses systèmes récompensants (endorphines, dopamine) qui produisent un effet apaisant. On devine ici que la consommation de fromage ou de chocolat risque de pas aller sans poser de problème à celui qui bataille avec son poids.
Comment la réponse au stress peut-elle devenir inefficace ?
Il semble cependant que ce schéma comportemental soit parfois inopérant chez certains. Chacune des étapes peut être rendue inefficace par des attitudes dysfonctionnelles décelables cliniquement et ainsi devenir l’objet d’une action thérapeutique.
- La personne peut s’avérer incapable d’identifier le stresseur ou de formuler le problème qui la préoccupe.
- Elle peut également s’avérer incapable de reconnaître les émotions qui la troublent. Plutôt que d’éprouver la colère, la peine, la tristesse, la déception... elle ne ressentirait qu’un mal-être diffus lui rendant encore plus difficile l’identification de ses difficultés.
- Elle peut ne pas disposer des compétences personnelles qui lui permettraient de faire face à son problème.
- Elle peut, face à ses difficultés, se tourner de façon trop systématique vers des réponses palliatives et ne retenir parmi elles qu’une réponse stéréotypée qui serait la prise alimentaire.
- Enfin, et peut-être surtout, la prise alimentaire peut ne pas produire le réconfort escompté et aboutir parfois à une consommation de nourriture exubérante.
Interrogeons-nous sur le déroulement de cette dernière étape. Le sujet s’attend à ce que la prise de nourriture le soulage d’une tension et lui apporte le réconfort attendu. Or cette attente ne se réalise pas. Non seulement le réconfort ne vient pas mais, bien souvent l’acte alimentaire se transforme en une compulsion qui a elle seule vient gâcher toute trace de plaisir qui aurait pu survenir. Plus le réconfort tarde à venir plus le sujet mange. Comme s’il vivait dans l’espoir vain de le trouver dans la bouchée suivante. Mais son attente sera toujours déçue et se soldera encore une fois par le cortège habituel des reproches, de la culpabilité et de la honte. Alors que le sujet " normal " s’arrête de manger dès le réconfort atteint, l’obèse semble incapable de réconfort et ne peut s’arrêter de manger.
Il semble atteint d’un trouble du réconfort.
Les travaux portants sur le stress et la prise alimentaire montrent que les personnes qui mangent sous le coup d’une anxiété se sentent généralement moins anxieuses après cette consommation. Mais l’obèse, au contraire, n’éprouve, lui, aucunement moins d’anxiété. Manger ne le soulage de rien. Manger ne fait que l’alourdir !
D’où lui vient donc cette incapacité ? Pourquoi sombre-t-il dans cet engrenage alimentaire sans rapport avec ses besoins physiques et psychologiques ? Plusieurs explications sont sans doute possibles mais l’une d’entre elles mérite toute notre attention, car elle offre des possibilités d’interventions thérapeutiques immédiates. Il s’agit de l’état de restriction cognitive, décrit dans l’article sur le modèle biopsychosensoriel, et dans lequel se trouve habituellement les obèses ou tout simplement ceux en difficulté avec leur poids.
Comment, en effet, le sujet au prise avec une croyance aliments interdits-aliments autorisés pourrait-il parvenir au moindre réconfort lorsqu’il mange des aliments dont il est convaincu qu’ils le rendent obèse ? Que peut-il bien penser en mangeant un gâteau au chocolat ? " Non seulement, j’ai des tas d’emmerdements mais en plus je suis en train de grossir comme une baleine " ou " Ce que je mange est délicieux mais m’empoisonne ". Qu’y a-t-il de réconfortant dans cette manière de manger ?
Malheureusement ses ennuis ne s’arrêteront pas là. Convaincu qu’il transgresse sa ligne de conduite, qu’il commet une faute, il se promet bien qu’on ne l’y reprendra plus. Demain sera un sans faute, après-demain aussi et, si possible, pourquoi pas, toute la semaine prochaine. Alors même qu’il se tient ce discours, il se tient également devant cet aliment qu’il aime tant. Quel être sensé ne serait pas tenté d’en faire quelques provisions avant d’entamer une si longue pénurie ? Et il mange tout son chocolat comme si c’était le dernier. Il anticipe une pénurie qu’il a lui-même auto-programmé.
Soulignons, encore, un autre effet de la restriction cognitive. Herman et Polivy ont montré que les sujets restreints, en perdant le contact avec leurs sensations alimentaires, devenaient de mauvais régulateurs. Ils ne parviennent plus à compenser leurs excès alimentaires en réduisant spontanément leurs apports caloriques ultérieurs de manière adéquate. Un peu comme si manger ne les nourrissait plus. Et par conséquent, s’exposent à la prise de poids. Certaines croyances alimentaires y contribuent davantage encore. La personne qui, pour se soulager d’une tension, a trop mangé dans l’après-midi s’astreindra malgré tout à prendre le soir un repas " équilibré ", si elle est convaincue que pour maigrir elle ne doit en aucun cas sauter un repas.
C’est ainsi que le sujet en restriction cognitive, après avoir perdu le contact avec ses sensations alimentaires, non seulement ne parvient plus à se réconforter, absorbe de trop grandes quantités de nourriture et devient incapable de les réguler.
Comment rendre plus efficace la réponse au stress ?
Si nous revenons à notre arbre décisionnel, nous pouvons distinguer deux groupes de désordres. L’un concerne des troubles psychologiques dépassant largement le cadre alimentaire. Le second concerne des troubles davantage circonscrits aux conduites alimentaires. S’agissant de ces derniers, il nous faut donc tout d’abord considérer que la réponse alimentaire au stress est naturelle. L’anomalie n’est pas de chercher à se réconforter en mangeant. Elle réside ailleurs, dans un trouble du réconfort qui justement empêche le sujet de parvenir à se réconforter en mangeant !
L’objectif de la prise en charge thérapeutique réside donc essentiellement et avant toute chose à redonner à l’aliment sa fonction réconfortante. Pour cela, il faut traiter la restriction cognitive.
Retrouver une perception plus juste des sensations alimentaires et leur redonner la place centrale qu’elles occupent normalement dans la régulation des apports caloriques.
Identifier les facteurs qui empêchent la prise en compte des sensations alimentaires.
Faire disparaître la notion d’aliments interdits-aliments autorisés.
Traiter le trouble du réconfort en renforçant le pouvoir réconfortant de l’aliment par un travail sur le goût. Car l’aliment réconfortant est plus rassasiant que tout autre.
Les effets de la croyance aliments interdits-aliments autorisés
L’effet de cette croyance a été décrit dans l’article précédent. Il entraîne le plus souvent des surconsommations d’aliments autorisés qualifiés de " non grossissants ". Ces surconsommations ne sont généralement pas repérées par le mangeur qui se félicite plutôt d’avoir manger dans le sens de ses croyances et pense ainsi trouver le moyen de ne pas céder à ses envies de manger les aliments interdits. La consommation de ces derniers se fait le plus souvent sur un mode culpabilisant et peut parfois prendre la forme d’une perte de contrôle. La personne se comportant comme si elle les mangeait pour la dernière fois.
Pour modifier cette croyance, nous devons démontrer à Sophie qu’il est possible de maigrir en mangeant toutes sortes d’aliments. Lui permettre de signer la paix avec la nourriture jusqu’au point de croire qu’elle peut maigrir même pendant qu’elle mange son gâteau de semoule.
Pour cela, nous devons recourir à des exercices de substitution qui remplacent des aliments autorisés par des quantités équivalentes d’aliments interdits. Ces exercices lui permettront de constater par elle-même qu’il est possible de manger sans grossir des aliments " grossissants " et de réaliser que 100 calories de gâteaux de semoule ne font pas plus grossir que 100 calories de yaourts à 0 %.
Augmenter le pouvoir réconfortant de l’aliment
Traiter le trouble du réconfort, augmenter le pouvoir réconfortant de l’aliment ont pour conséquence immédiate d’augmenter son pouvoir rassasiant. En effet, un individu ne se rassasie parfaitement que s’il est satisfait à la fois physiquement et psychologiquement. Plus vite il le sera, plus tôt il cessera sa consommation. Car l’individu ne se nourrit pas seulement de calories mais surtout de sens. " Pour qu’un aliment soit bon à manger, il faut avant tout qu’il soit bon à penser ", disait Levi-Strauss. Ou, comme le rappelait le Pr. Vachon-France, pour se rassasier complètement, chaque personne se doit de nourrir à la fois son être de besoin et son être de désir. L’être de besoin, l’organisme, quand il est en hypoglycémie, se nourrit d’un objet concret, le sucre. Toutes formes de sucre en quantité appropriée pourront combler ce besoin : un morceau ce sucre, un carré de chocolat, une timbale de riz, même du glucose en perfusion. Cependant, l’être de désir se nourrit, lui, d’un objet subtil, quelque chose d’indescriptible, d’indéfinissable, qui fait que la personne aura une préférence pour le chocolat plutôt que la perfusion de glucose. Et pour que le mangeur soit correctement rassasié, il faudra que son être de besoin et son être de désir soient tous les deux nourris. Dans le cas contraire, il pourrait se lever de table avec une insatisfaction qui l’inciterait à poursuivre son repas.
Ainsi, pour chaque individu, seule l’alimentation qui possède un sens pour lui parviendra à le rassasier. C’est alors que la fonction de plaisir pourra s’associer harmonieusement à la fonction de besoin. Sophie et le gâteau de semoule
Sophie, 28 ans, présente un surpoids modéré (BMI = 27) mais ne parvient plus à contrôler sa manière de manger. Elle mange, dit-elle, " pour compenser ", en réaction à toutes sortes de stress. Dans ces moments-là, il lui arrive de se gaver de gâteaux de semoule. Pourquoi le gâteau de semoule ?
A l’âge de 8 ans, avant l’école, sa maman lui préparait chaque matin un gâteau de semoule dont elle faisait une galette au fond de son assiette et qu’elle mangeait malicieusement en grignotant les bords et en se rapprochant progressivement du centre. Adolescente, alors qu’elle vivait chez ses grands-parents, elle adorait s’amuser à faire la course avec son grand-père. Le premier qui finissait sa part de gâteau de semoule avait le droit de venir manger dans l’assiette de l’autre.
Beaucoup plus tard, elle avait conservé l’habitude, "pour se faire du bien", de continuer à manger cet aliment de l’enfance. Malheureusement, quand, jeune adulte, elle décida de perdre du poids, elle réalisa que son gâteau de semoule, riche en sucre, ne correspondait pas à l’idée qu’elle se faisait d’une alimentation minceur. Elle décida donc, à l’avenir, de se passer de cette stratégie réconfortante. Elle résista longtemps puis, un jour, céda. S’en pouvoir s’en empêcher, elle se mit à en manger de plus en plus grandes quantités. Elle découvrait les compulsions. Quand je l’ai rencontrée, elle terminait ses compulsions assise au pied de son lit, prostrée, le ventre rempli à se rompre et enroulée autour d’elle-même.
Elle grossissait et le gâteau de semoule ne lui faisait plus aucun bien !
Pour parvenir à ce résultat, nous utilisons des exercices sur le goût.
Peu à peu, Sophie abandonne l’état de restriction cognitive. Elle mange moins mais à sa faim, que désormais elle reconnaît, et des aliments qui la nourrissent complètement. Elle ne surconsomme plus des aliments non réconfortants qui soi-disant la font maigrir. Elle ne ressent plus le besoin de manger des quantités inappropriées d’aliments réconfortants qui ne réconfortent plus. Elle ne se fait plus de reproches quand elle en mange. Et quand les choses vont mal dans la vie de Sophie, il y a toujours un peu de gâteau de semoule pour faire en sorte que, pendant quelques instants, les choses aillent un peu moins mal.
Au fait, Sophie a maigri.