La grossophobie, qu’est-ce que c’est ? Ajouter le suffixe phobie, qui signifie peur, à quelque chose, signifie « peur de ». La claustrophobie est la peur de l’enfermement, des lieux étriqués, et l’agoraphobie est la peur des espaces découverts. La grossophobie, qu’il aurait été plus judicieux et plus élégant d’appeler l’adipophobie, peur de la graisse corporelle, devrait donc signifier la peur des gros.
Le grand méchant gros
Qui a peur du grand méchant gros? C’est nouveau, ça, que les obèses fichent la trouille. La plupart du temps, ils ne sont ni forts, ni méchants. Les stéréotypes habituels les voient plutôt comme paresseux, mous, sans volonté, sales, peu intelligents, collants, sans maîtrise, en somme des ratés. Des objets de pitié, ou bien d’agacement, tout au plus.
Mais, et si ce qui faisait peur, chez le gros, ce n’est pas le gros lui-même, mais la peur de devenir comme lui, d’hériter de ses stéréotypes ? D’apparaître comme un sujet sans valeur, sans charme, sans force ni pouvoir ? Quelle horreur !
Attention à ne pas attraper l’obésité !
Par exemple, l’obésité cela pourrait s’attraper. Ce serait contagieux, un peu comme la grippe. Mais non, je ne rigole pas. N’a-t-on pas vu fleurir des études qui expliquent doctement que l’obésité est une véritable épidémie, et que cela s’attrape ? Si un de vos amis devient obèse, cela augmente vos chances de le devenir aussi de 57%. Les amis, c’est bien plus dangereux que les frères et sœurs ou encore les époux (le risque n’augmente respectivement que de 40% et 37%).[1] Comme quoi, ce n’est pas tant une affaire de génétique, ni même de mode de vie et de partage des mêmes repas, mais bien une sorte de contamination. Il suffirait de ne pas se laver les mains après être allé aux toilettes, et puis voilà.
À propos de cabinets, justement, est-ce que l’obésité ne s’attraperait pas effectivement là, par un échange de microbiote malvenu ? Comme vous ne le savez peut-être pas, le microbiote, ce sont ces un à deux kilos de bactéries que nous trimbalons dans nos intestins. Eh bien, figurez-vous que les obèses ont un microbiote particulier et que si on transfère un microbiote de souris obèse à une souris mince, elle devient grosse. Et peut-être, vice-versa, n’est-ce pas, qui sait ?[2] Certaines bactéries synthétiseraient par exemple des molécules qui agiraient sur les centres nerveux commandant le comportement alimentaire. À propos, les Français de l’INRA sont à la pointe dans ce domaine, quoiqu’ils soient obligés de le dire en english.[3]
On n’a pas encore essayé de rendre minces les obèses de l’espèce humaine en leur transférant de la bonne bactérie de mince dans leurs intestins pollués, mais cela ne saurait tarder.
On comprend donc que mieux vaut, quand on voit un obèse, faire un grand détour et ne pas le suivre aux toilettes.
L’obèse est immoral
Et ce d’autant plus que l’obésité est moralement condamnable. L’obèse serait en effet un surconsommateur effréné, sans limites, un boulimique insatiable, un dévorateur qui mange la part des autres, des pauvres, un surconsommateur de soins médicaux qui ruine la Sécurité sociale, un pollueur qui détruit la planète.
Des stéréotypes que tout cela, ou bien des vérités qu’on s’efforce de cacher ? Des études n’ont-elles pas montré par exemple que l’empreinte carbonique des obèses est de 9% supérieure à celle des personnes minces ? Figurez-vous que les obèses produisent 12 tonnes de CO2, contre seulement 11, pour un chétif.[4]
On a donc bien raison, semble-t-il, de vouloir éradiquer ce fléau, cette épidémie, cette engeance. Supprimons les obèses, et on aura réglé la question de l’obésité.
Vu comme ça, on comprend qu’on soit dans ses petits souliers à l’idée que l’obésité pourrait bien nous arriver, à nous, les minces. Enfin, les minces pour l’instant, si nous n’attrapons pas cette nouvelle peste pire qu’Ebola. Il y a de quoi amplement justifier la grossophobie, n’est-ce pas ?
L’obèse bouc-émissaire
Mais il n’y a pas que cela. Je me demande, je me demande… si l’obèse n’est pas, en fait, le parfait bouc émissaire de notre société. Car ne sommes-nous pas tous, en réalité, des surconsommateurs, des boulimiques avides ? Outre notre pitance, ne consommons-nous pas des vêtements et accessoires de mode, des parfums et du maquillage, des smartphones et autres objets connectés, des voitures, des meubles, des bibelots, des voyages et de nouvelles expériences, de la culture et des spectacles, des sachets plastique, du pain et des jeux ?
Minces ou gros, ne détruisons-nous pas la planète, et pas seulement avec nos dents ?
Bonjour la culpabilité, n’est-ce pas ?
Alors, trouver un bouc-émissaire, quelle chance ! S’en prendre à ce patapouf, plutôt que de s’en prendre à nous-mêmes, quel soulagement ! Alors, vive tous ces travaux sur la contagiosité de l’obésité, sur leurs intestins malpropres. Vive les discours moralisateurs sur le manque de savoir-vivre des obèses, sur leur empreinte carbone, sur la place qu’ils prennent dans les avions, le métro ou les autobus, sans compter les cinémas et les théâtres, sur leur odeur désagréable, sur leur sourire niaiseux, sur leur fausse gentillesse, sur leur côté collant, sur la façon dont ils nous gâchent la vue.
Merci les chercheurs en mal d’études, merci le gouvernement qui s’occupent du contenu de nos assiettes plutôt que redresser l’économie, merci les médecins de nous dire à quel point c’est pas bien d’avoir un IMC pas dans les clous, merci à l’industrie agro-alimentaire de tenir un double discours en nous tentant d’un côté, en nous disant qu’il nous faut « manger équilibré » de l’autre, merci la presse, trop contente de surenchérir, merci aux passants de vilipender des gros qui osent encore se montrer dans la rue, merci à tout le monde de dénoncer les bouffis et les pansus.
Ça ne vous rappelle rien, cette répulsion, ce rejet ? D’autres catégories d’humains en ont fait bien souvent les frais dans l’histoire. Alors je vous le dis, si la grossophobie n’existait pas, il faudrait l’inventer. C’est si bon d’avoir quelqu'un à détester.
G. Apfeldorfer
[1] N. Christakis et al. The Spread of Obesity in a Large Social Network over 32 Years. New England Journal of Medicine, 357, 370-379, 2007
[2] Federation of American Societies for Experimental Biology (FASEB). "Gut organisms could be clue in controlling obesity risk." ScienceDaily. ScienceDaily, 23 April 2012. <www.sciencedaily.com/releases/2012/04/120423162223.htm>
[3] Duca, F., Sakar, Y., Lepage, P., Devime, F., Langelier, B., Dore, J., Covasa, M. Replication of obesity and associated signaling pathways through transfer of microbiota from obese-prone rats. Diabetes, 63 (5), 1624-1636. 2014
[4] Edwards P., Roberts I. London School of Hygiene and Tropical medecine. Lancet, mai 2009.