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Obésité, le modèle américain

Peter N. Stearns (historien, Fairfax, USA)

Communication faite au symposium de l’Observatoire de l’harmonie alimentaire (OCHA) “Corps de femmes sous influence”, qui s’est tenu le 4 novembre 2003 à Paris

L’obésité progresse partout dans le monde. Les États-Unis représentent le cas extrême. La France est gagnée par le phénomène. Mais rien ne dit que le même scénario soit inéluctable, comme le montre un siècle d’histoire comparée de nos deux pays.
Aux États-Unis comme en France, on commence à se soucier de son poids vers la fin du XIXe siècle. Mais c’est en France que naissent de nouvelles modes exigeant des femmes plus minces. Le début du XXe siècle y voit ainsi la grande offensive contre le corset. Durant la seconde moitié du XXe siècle, les femmes américaines prennent, en moyenne et à taille égale, environ un demi-kilo par décennie. Quant aux Françaises, elles perdent en moyenne un kilo durant une partie de cette période, notamment durant les années 1970 et 1980. Autrement dit, dans un contexte médical et esthétique équivalent, les Américaines s’éloignent, bien que modérément, du but affiché, tandis que les Françaises semblent l’avoir intégré et mis en pratique.

Quand la France se met à grossir

En 1990, 9 % des Françaises sont considérées comme obèses, contre 19 % des Américaines. Les choses se compliquent alors légèrement. Car les Français commencent à leur tour à grossir. Si, aux États-Unis, le taux d’obésité va connaître jusqu’à 100 % d’augmentation entre 1980 et 2002, selon certaines études, il augmente en France, dans le même temps, mais principalement après 1997, de 17 %.
Chez les enfants toutefois, la situation est plus inquiétante, puisque l’augmentation du taux d’obésité atteint chez eux 50 % en France, même si cette augmentation reste deux fois moins élevée que celle qui a été enregistrée aux États-Unis sur la même période.
Pourtant, globalement, les populations des États-Unis et de la France présentent des similitudes. On y est plus “gros” à la campagne qu’en ville, et dans les milieux modestes plus que dans les milieux aisés. Dans les deux pays, on se rebiffe contre les exigences d’une mode qui impose des modèles corporels et des contraintes alimentaires impossibles. Mais la France s’est montrée plus à même de changer que les États-Unis. Si, plus tôt au XXe siècle, le poids est plus élevé au sud du pays que la moyenne, l’influence grandissante des citadins et des touristes inverse la tendance. Au contraire, plusieurs états ruraux américains, en tête desquels figure le Mississippi, ont moins donné prise aux influences extérieures. Il faut prendre également en compte, mais dans une certaine mesure seulement, les particularités ethniques de la population américaine.

Incitation irresponsable à la consommation

Il ne fait aucun doute que la situation américaine – et, par extension, mondiale – est liée aux évolutions de l’industrie agroalimentaire. La taille des plats dans les restaurants a augmenté. Depuis 1971, l’utilisation d’un nouveau sirop de maïs a augmenté le nombre de calories dans de nombreux aliments pour enfants. Les points de vente ou distributeurs automatiques de “snacks” sont partout. La France n’échappe pas à ce phénomène, avec la propagation étonnamment rapide des fast-foods à partir des années 1970, qu’il s’agisse de chaînes américaines ou de versions locales. Toutefois, l’industrie alimentaire américaine a sans doute été plus active dans ce domaine, et elle a fini par susciter une réaction qui va jusqu’aux poursuites en justice contre certains, tel McDonald’s, pour incitation irresponsable à la consommation, selon un raisonnement analogue à celui qui vise l’industrie du tabac.
Mais à qui revient la responsabilité première ? Pourquoi les Américains ont-ils si aisément accepté de plus grosses portions, préférant manger plus que payer moins ? Si l’on veut comparer l’évolution de la France et celle des États-Unis, il faut probablement plus chercher du côté des modes alimentaires. Car l’exemple d’Eurodisney démontre bien l’échec d’une tentative d’imposer les habitudes alimentaires américaines au public européen. À la longue, bien sûr, l’industrie alimentaire saura sans doute vaincre cette résistance des consommateurs. Mais ce n’est pas encore le cas aujourd’hui.
De part et d’autre de l’Atlantique, les tendances au consumérisme se rejoignent, les signes d’abondance se
ressemblent, et les préoccupations concernant le régime alimentaire s’accordent. Pourtant, les Français et les Américains se distinguent les uns des autres sur des points fondamentaux.
Prenons la manière de se déplacer. Le développement des banlieues américaines à partir de la fin des années 1940 a rendu la voiture presque partout indispensable, réduisant les occasions de marcher. Le contraste avec la situation française est saisissant. Cette vie “banlieusarde et motorisée” des Américains s’est révélée une cause majeure et durable de prise de poids. Et l’apparition de formes passives de loisirs, comme la télévision, n’a fait qu’accentuer le phénomène.

Manger pour célébrer la prospérité familiale

Autre différence cruciale : l’attitude vis-à-vis des enfants. Aux États-Unis, pendant plus de 70 ans, presque aucun expert ou parent ne s’inquiète du fait que les enfants puissent trop manger. Et ce n’est que dans les années 1970 que les commentaires médicaux se concentrent sur le sujet. Les parents américains s’accommodent de critères de rondeur synonymes de bonne santé.
Plus tard, l’anorexie, plus répandue aux États-Unis qu’en France, maintient l’attention des esprits sur le “bien-manger”, au détriment de l’étude du “trop-manger”. Dans un tel contexte, finir son assiette apparaît comme un devoir, puisque l’on meurt de faim ailleurs dans le monde ; se resservir fait honneur à la prospérité familiale ; l’argent de poche est généreusement distribué aux enfants pour qu’ils s’achètent bonbons et sodas ; la nourriture, en tant que telle, est une récompense pour les enfants sages et une diversion pour ceux qui ne le sont pas.

La France à l’heure du “snacking”

Les postulats diffèrent complètement en France durant la plus grande partie du XXe siècle. Dès les années 1920, les spécialistes affirment que si les enfants doivent avoir assez à manger, il est également nécessaire de contrôler l’alimentation des plus petits, encore incapables de s’autoréguler. Portions calibrées, repas à heures fixes, limitation du grignotage en dehors du goûter, telles sont les bonnes habitudes prônées, y compris dans les familles qui ont les moyens de manger plus.
Le début du XXIe siècle voit le schéma américain se détériorer davantage, tandis que la façade française commence à se fissurer. De part et d’autre, la consommation de nourriture est en augmentation constante, avec chez les jeunes Français un engouement accru pour les sodas, et cette tendance se combine avec des modes de vie de plus en plus sédentaires, étant donné l’omniprésence de la télé et d’Internet. Les parents, surtout les mères, travaillent de plus en plus et ont des difficultés à maintenir une discipline alimentaire. Ils autorisent souvent le grignotage, car ils se sentent coupables de ne pas être assez présents par ailleurs. L’obésité gagne du terrain, chez les garçons comme chez les filles. La France va-t-elle rattraper les États-Unis, ou peut-elle sauver ses particularismes ?
La socialisation française reste globalement très différente du schéma américain. Les Français s’attachent aux repas, notamment aux dîners, comme à des moments de vie familiale cruciaux, ce qui contraste avec le fonctionnement des Américains. Les repas à heures fixes auxquels sont présents les deux parents et les enfants sont beaucoup plus courants en France qu’aux États-Unis, où les emplois du temps des enfants et le laxisme des parents poussent à un fonctionnement beaucoup plus informel. De plus, les horaires de travail et les temps de trajet des parents fournissent peu d’occasions de partager des repas. Il faut également noter que les Américains préfèrent dîner tôt, ce qui complique encore le contrôle familial.
Deux traits caractérisent traditionnellement l’Amérique moyenne : la quantité et la rapidité. Cette tendance n’a pas eu de conséquences sur le taux d’obésité tant que le travail physique est resté très exigeant. Dès le xxe siècle, cette culture est bien établie et engendre des innovations telles que les fast-foods et les offres “à volonté” dans d’autres restaurants. C’est le creuset idéal pour les “snacks”, qui font leur apparition aux États-Unis dans les années 1880. Puis viendront les portions plus grosses, qui joueront un rôle important dans la prise de poids durant les années 1990. Cette culture s’oppose à celle d’un pays comme la France, où l’on préfère encore prendre son temps et privilégier la qualité plutôt que la quantité.

Les régimes, une nouvelle industrie nationale

Dès les années 1950, empêtrés dans la surconsommation à l’âge adulte et pourtant très conscients du handicap social et médical que constitue l’obésité, les Américains se lancent à corps perdu dans les régimes, qui, de ce fait, deviennent une industrie nationale majeure. À tout moment, plus de la moitié des Américains adultes se considèrent comme étant dans une certaine phase de régime – y compris bien sûr celle qui consiste à songer à l’entreprendre. L’objectif “minceur” a tôt fait de s’installer en tête de liste des résolutions du Nouvel An.
Outre son statut d’obsession nationale, du moins en principe, quelques caractéristiques de la pulsion de régime des Américains méritent d’être commentés. Le fossé entre leur corps et les idéaux qu’on leur assène est énorme. Les images de top models se superposent aux critères toujours plus draconiens. Les gros sont suspectés de manquer de caractère et de volonté, voire de souffrir de troubles psychologiques. Dans une culture axée sur la responsabilité individuelle, être gros devient une faute. Cette dimension est le moteur de nombreux groupes d’entraide, comme les Weight Watchers, qui s’inspirent de programmes conçus à l’origine pour vaincre l’alcoolisme. Cette façon d’aborder le régime pour lutter contre l’obésité est manifestement un échec.
Un dernier facteur reste à mentionner : l’augmentation du temps de travail et la réduction du temps libre que subissent les Américains depuis vingt ans, contrairement à la situation que vit, par exemple, le Japon. Ce facteur les rend particulièrement dépendants des sources d’énergie et de réconfort simples et rapides, d’où la multiplication des points de vente de nourriture dans les zones de travail et de loisirs. Voilà pourquoi les Américains sont les premières victimes, dans le temps et en ampleur, de la nouvelle crise d’obésité, ce qui ne veut pas dire que d’autres ne la subiront pas.

BON À SAVOIR

Au cours des années 1980, les féministes et les libertaires américains lancent une contre-attaque de grande ampleur contre les campagnes relatives au poids et à l’obésité. Ils dénoncent l’injustice des pressions exercées sur les femmes à travers les canons de beauté et la morale, complot masculin dans lequel les médecins sont dûment impliqués.

LE BRASSAGE MULTIETHNIQUE N’EXPLIQUE PAS TOUT

Dès 1991, la moitié des Afro-Américaines et 48 % des Hispano-Américaines souffrent de surcharge pondérale, contre 33 % des femmes blanches. Ces écarts sont dus à d’importantes disparités en termes d’alimentation, d’accès aux soins, d’attitude face à la médecine et de canons de beauté.
La France ne connaît pas de tels écarts. Toutefois, il ne faut pas exagérer l’impact de ces spécificités américaines. Par exemple, la tendance récente à la prise de poids y touche plus les femmes blanches. que celles des minorités, bien qu’elles n’aient pas encore atteint le même taux global d’obésité et d’excès de poids.
Il faut remarquer également que ces femmes blanches américaines présentent un taux de prise de poids supérieur à celui des femmes françaises.

Publié par Association GROS le