Jean-Pierre Poulain sociologue, Université de Toulouse le Mirail
Toutes les sociétés ne regardent pas les personnes corpulentes de la même façon. Celles-ci sont tantôt enviées et considérées comme de véritables modèles, tantôt rejetées de manière parfois extrême.
Dans de nombreuses cultures traditionnelles, la capacité de stocker des matières grasses est vue comme un signe de bonne santé et de vitalité, et, pour les femmes, comme la promesse d’une descendance. Les individus présentant une forte adiposité y atteignent des positions sociales de pouvoir et de prestige. Pourquoi, dans les sociétés modernes, les fortes corpulences sont-elles considérées comme inesthétiques ? Comment cette dévalorisation s’exacerbe-t-elle jusqu’à tourner parfois à un véritable “racisme anti-gros” ? Enfin, comment la découverte par la médecine de l’obésité de liens entre la corpulence et le développement de certaines pathologies contribue-t-elle à amplifier le désir de minceur en installant une équivalence minceur égale santé ?
L’université Yale rassemble, depuis 1949, les travaux publiés par les anthropologues du monde entier dans une formidable base de données ethnologiques, Human Relation Area Files. Travaillant à partir de ce fichier, deux sociologues américains, Peter Brown et Melvin Konner, ont mis en évidence que, dans plus de 80 % des cultures traditionnelles sur lesquelles on dispose de données relatives aux valeurs associées à la grosseur du corps, les hommes ont une préférence pour les femmes fortes, bien en chair. Dans des contextes où les périodes de manque alimentaire sont fréquentes, les femmes capables, pour des raisons biologiques ou culturelles, de stocker de l’énergie sous forme de matières grasses dans leur propre corps font pressentir des avantages adaptatifs. Moins soumises aux aménorrhées de manque, elles seraient plus fécondes, supporteraient mieux la grossesse et la lactation. Elles seraient donc recherchées pour leur capacité à assurer une descendance.
Depuis les ha’apori polynésiens, concours de beauté de femmes fortes qui se déroulaient encore à la fin du XVIIIe siècle, jusqu’aux maisons d’engraissement mauritaniennes, presque contemporaines, les exemples sont nombreux de cultures dans lesquelles on fait grossir les filles pour les mettre en valeur et où elles mettent autant d’énergie et d’espoir à grossir que les Occidentales d’aujourd’hui en mettent à maigrir. Mais, dans certaines cultures, les hommes sont aussi concernés. C’est le cas, décrit par l’anthropologue Igor de Garine, des Masa du Nord-Cameroun. Ils organisent des concours de beauté pour les hommes, desquels les plus gros sortent vainqueurs.
La figure du gros et sa valorisation varient également d’une culture occidentale à l’autre, et dans le temps à l’intérieur de chacune d’elles. L’effervescence que provoque chez les jeunes Japonaises l’arrivée d’un sumotori dans un bar de Ginza ou de Shibuya, les quartiers “branchés” de Tokyo, montre le relativisme du modèle d’esthétique de minceur au cœur même des sociétés développées.
Pour l’Europe, l’aristocratie médiévale valorise une image de la femme mince, menue, frêle, aux seins petits, dont les tableaux de Lucas Cranach sont exemplaires, au-delà des conventions de représentation, qui varient d’une époque à l’autre.
À partir de la Renaissance, le modèle d’esthétique corporelle se transforme, les “belles femmes” sont plus “enrobées”. La grosseur, l’embonpoint, voire l’obésité deviennent des signes de richesse et de succès. « Au XIXe siècle, un entrepreneur, un responsable politique se doit d’être gros : un homme de poids est un homme qui a du poids », explique l’écrivain et philosophe Jean-Paul Aron. Le mouvement se poursuit jusqu’au début du XXe siècle.
Le malheur des gros
Vers 1930, en France, les premiers signes d’une transformation apparaissent, mais ce n’est que dans les années 1950 que le modèle de minceur s’impose avec force et que l’on bascule de « l’embonpoint au mal en point », selon l’expression du sociologue Claude Fischler, ou « du bon beurre » à la « mauvaise graisse ». Le modèle d’esthétique de minceur émerge au moment où, de façon durable, s’installe l’abondance. Si, dans des univers sociaux où les aliments sont rares, être gros est une qualité positive, lorsque tout le monde peut manger à sa faim, ce n’est plus un signe de différenciation.
La valorisation d’une esthétique corporelle de minceur est concomitante de la prise de conscience tiers-mondiste et de la critique du capitalisme. Comme le capitaliste accumule le capital, le gros accumule l’énergie, sous forme de graisse dans son propre corps. L’imagerie traditionnelle de l’anticapitalisme des années 1960 représente le patron bedonnant, gros cigare à la main, billets de banque sortant du haut-de-forme, dévorant à pleines dents ses ouvriers “gullivérisés”.
La figure du gros sera mobilisée pour dénoncer à la fois le “capitaliste” exploitant ses ouvriers et les pays du Nord suralimentés, qui, à travers les organisations économiques coloniales ou post-coloniales, “affament” les pays du Sud.
Le surpoids est regardé non seulement comme inesthétique, mais plus encore comme immoral, le gros étant celui qui mange plus que sa part, qui n’accepte pas la logique de la redistribution.
Dès lors, l’obèse, comme le glouton, est vu comme celui qui ne joue pas le jeu du don réciproque, celui qui prend sans attendre le don, qui reçoit sans rendre ou qui reçoit plus qu’il ne donne, sans se sentir soumis à l’obligation du contre-don. La grosseur est, dans cette perspective, “moralement incorrecte”, elle signifie l’égoïsme, atteste une perte de contrôle de soi. La minceur devient alors un signe d’intégrité morale.
Des représentations ambivalentes
Cependant, Claude Fischler nous rappelle que, à toutes les époques – et cela même lorsque le modèle dominant est plutôt l’embonpoint –, les représentations sociales de l’obésité sont marquées par l’ambivalence. Il existe toujours une frontière, un volume au-delà duquel la figure positive de l’obésité se transforme et où le gros devient celui qui ne respecte plus les règles sociales, celui qui mange plus que sa part. « Il n’est pas exact de dire que, dans les pays développés contemporains, on est purement et simplement passé d’un modèle corporel pro-obèse à un autre qui serait anti-obèse. En réalité, le seuil socialement défini de l’obésité s’est abaissé. »
L’obésité vue comme une déviance
Toutes les cultures n’ont donc pas la même lecture de l’obésité et, dans les cultures occidentales, les fortes corpulences ont été, en d’autres temps, plus valorisées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Pour passer d’un regard positif, ou relativement positif, à la condamnation, il a donc fallu que, dans les sociétés développées, et cela à l’échelle de la société tout entière, un certain nombre d’individus réussissent à persuader les autres que cette situation était vraiment problématique. L’obésité posée comme “anormale”, comme “déviance” par rapport à la norme, est donc, dans cette perspective, une construction sociale dont il convient de suivre les étapes.
Dans un premier temps, l’obésité a été posée comme un problème moral. Dans une seconde étape, l’obésité s’est peu à peu médicalisée. On est passé de la condamnation morale à la lutte contre l’obésité au nom des risques médicaux que courent les obèses eux-mêmes. La médicalisation de l’obésité substitue aux causes morales de dévalorisation du surpoids des raisons médicales. L’accroissement des facteurs de risques associés à l’obésité justifie alors la lutte contre celle-ci. D’un certain point de vue, la médicalisation peut apparaître comme un progrès, puisqu’elle libère le sujet obèse du poids du regard moralisateur et fait de lui un “malade”, ou quelqu’un qui risque de le devenir, et que l’on doit donc aider et soigner.
Cependant, la disjonction entre la lecture moralisatrice et la lecture médicale de l’obésité est encore incomplète. L’argument scientifique le plus fort qui étaie la médicalisation de l’obésité est la mise en évidence par l’épidémiologie de liens statistiques entre obésité et morbidité, et surtout entre obésité et mortalité. Le principal inconvénient est de voir la lutte contre l’obésité justifier la recherche obsessionnelle de la minceur. Le risque le plus grave est de donner une forme de légitimité scientifique à la stigmatisation des obèses et de les enfermer dans un nouveau ghetto diétético-psychologique.
De l’éducation nutritionnelle à l’éducation alimentaire
La bonne question est sans doute plus complexe. Dans un texte de synthèse de l’expertise Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) sur l’obésité de l’enfant, le Pr Arnaud Basdevant adopte une position claire : « Préconiser la maigreur pour éviter l’obésité serait une proposition irréaliste, sans fondement et dangereuse. Il n’existe aucun argument pour définir un poids théorique auquel chacun devrait se référer de manière univoque : la zone de poids recommandable est large. Au risque d’être caricaturaux, nous proposons de “démédicaliser” les messages de prévention, c’est-à-dire de ne pas faire référence à la maladie, mais plutôt au bien-être. Il faut valoriser la culture culinaire et les aspects positifs des modèles alimentaires qui ne favorisent pas l’obésité. »
Démédicaliser la prévention ne veut pas dire se priver des connaissances des sciences de la nutrition dans les programmes d’éducation, mais, au contraire, les articuler aux dimensions socioculturelles de l’alimentation. Ce qui invite à passer de l’éducation nutritionnelle à l’éducation alimentaire pour prendre en charge les différents horizons de l’acte alimentaire : son lien à la santé et au plaisir, ses dimensions sociales et symboliques... dans le respect des processus de socialisation et de construction des identités qui articulent les particularismes alimentaires sociaux, régionaux et religieux.
Plus d’info
- Sociologies de l’alimentation, de Jean-Pierre Poulain, éd. Puf, 2002, 21 E.
- Penser l’alimentation, entre imaginaire et rationalité, de Jean-Pierre Corbeau et Jean-Pierre Poulain, éd. Privat, 2002, 20 E.
L’OBÉSITÉ RITUELLE
En Polynésie, le “ha’apori” est une institution sociale qui semble avoir un double but : faire grossir (les femmes ou les hommes) et faire blanchir la peau. Il concerne les jeunes aristocrates, et la période d’engraissement se termine par une sorte de concours de beauté où le champion est le plus gras. L’existence de cette institution traduit le fait que, dans la société polynésienne, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les fortes corpulences – voire les très fortes corpulences – sont des signes positifs de positionnement social.
Les conditions d’engraissement travaillent sur deux leviers : une suralimentation et une activité physique extrêmement réduite, nous donnant ainsi à voir en négatif les ressorts du contrôle pondéral.
DES INDICES À MANIER AVEC PRÉCAUTION
Le lien entre obésité et mortalité prend la forme d’une courbe en “U” pour les femmes et en “J” pour les hommes. Cela signifie que la mortalité augmente à la fois avec des indices de masse corporelle (IMC) bas (la maigreur) et élevés (le surpoids). Il y aurait donc une fourchette de valeurs de l’IMC comprise entre 18 et 25 que l’on pourrait qualifier d’“idéale”. Celle où les risques sont les plus faibles. Si ces statistiques sont précieuses pour les chercheurs et les cliniciens, en revanche, la diffusion des valeurs d’IMC auprès du grand public présente des inconvénients que l’on ne saurait sous-estimer. Cette variabilité introduite à l’échelle anthropologique devrait conduire à utiliser cet outil avec la plus grande prudence, pour éviter qu’il ne se transforme en norme dans l’esprit du grand public. À l’échelle de la planète, tous les hommes n’ont pas le même type physique. Or, même si les spécialistes de l’obésité rappellent que l’IMC n’est valide que pour, selon leur expression, les “caucasiens”, les tendances à la généralisation reprennent souvent le pas. Des travaux parmi les plus sérieux proposent de relativiser les valeurs de l’IMC et de redéfinir les classes de corpulence pour les populations asiatiques en abaissant le seuil de l’obésité de 30 à 28 et pour les populations océaniennes de le déplacer vers 31 ou 32.