Patrick Tounian, Gastroentérologie et nutrition pédiatriques, Hôpital Armand-Trousseau, Paris
L'alimentation au cours des premières années de la vie constitue le socle de l'avenir nutritionnel de l'individu. Des carences ou des excès induits par une alimentation incorrecte chez le bébé n'ont pas toujours de conséquences néfastes immédiates, mais elles augmentent le risque de survenue de maladies qui s'exprimeront bien plus tard, parfois plusieurs dizaines d'années après. Dans la mesure où le mode de vie actuel favorise une alimentation déséquilibrée, il est essentiel d'au moins assurer des apports nutritionnels optimaux chez le bébé qui reste heureusement encore à l'abri de cette malbouffe.
Les grandes étapes de l'alimentation des bébés
Le lait doit être le seul aliment du nourrisson jusqu'à 6 mois. L'allaitement au sein exclusif sera incontestablement préféré aux biberons en raison des multiples avantages d'ordre nutritionnel, préventif des infections et des allergies, psychoaffectif et accessoirement économique qu'il procure. Cependant, lorsque la mère ne désire pas ou est dans l'impossibilité d'allaiter, les laits infantiles actuels présentent toutes les garanties pour assurer une croissance satisfaisante. On entend par laits infantiles, toutes les préparations pour nourrissons élaborées en respectant la réglementation européenne qui impose des limites minimales et maximales pour ses principaux constituants et prévient ainsi tout risque de déficit ou surcharge nutritionnels. Doivent en être rigoureusement exclus les substituts à base de végétaux (soja, amandes, châtaignes, noisettes, riz, pour les plus courants), improprement appelés "laits de végétaux" (laits d'amande, de soja, etc.), alors qu’il s’agit en fait de "jus de végétaux". En effet, ces ersatz de laits infantiles ne sont pas du tout conformes à la réglementation de l’alimentation infantile et exposent ainsi à de sérieux risques allergiques et de carences nutritionnelles (calcium, fer, vitamines, calories). Leur prescription chez un nourrisson peut être assimilée à de la maltraitance nutritionnelle.
Pas de diversification trop précoce
La diversification de l'alimentation des bébés, c'est-à-dire l'introduction d'un autre aliment que le lait, ne doit pas se faire avant l'âge de 6 mois révolus. Les farines pour bébés (même sans gluten), les jus de fruits, ou les tisanes de toutes sortes entrent dans ce cadre et doivent donc être évités avant cet âge. Une diversification trop précoce expose à des carences (calcium, fer, acides gras essentiels) et augmente surtout le risque de survenue de manifestations allergiques au cours des premières années de la vie. Même après la diversification, le lait infantile doit rester l'aliment de base du nourrisson afin d'assurer au mieux ses besoins. Trois biberons de lait 2e âge, éventuellement additionnés de légumes ou de fruits, devront ainsi être maintenus jusqu'au moins l'âge de 10 mois, voire 1 an. Après cet âge, le lait de croissance doit être préféré au lait de vache car il permet de prévenir de nombreuses carences, notamment en fer. L'utilisation fréquente de petits pots destinés aux nourrissons entraîne parfois un sentiment de culpabilité chez la mère. S'ils sont assurément plus onéreux que des préparations artisanales équivalentes, ils ont l'avantage de garantir une qualité nutritionnelle optimale (par exemple, leur contenu en minéraux et vitamines est restauré après cuisson des matières premières) et une stérilité absolue attestée par le fameux "pop" à l'ouverture.
Prévenir les carences en calcium et en fer
De 0 à 3 ans, les besoins en calcium sont de 400 à 500 mg/j. Ils sont largement satisfaits lorsque l'alimentation de l'enfant est exclusivement lactée et, après la diversification, lorsqu'il consomme au moins trois biberons par jour. En revanche, les apports en calcium peuvent devenir insuffisants en cas de consommation insuffisante ou inadéquate de lait ou de produits laitiers. En effet, tous les produits laitiers ne contiennent pas la même quantité de calcium (tableau I), il faut donc bien les choisir pour assurer les besoins calciques. Il faut se baser sur des apports équivalant à 400 ml de lait de vache par jour.
Les équivalents du lait en calcium :
150 ml de lait de vache, soit 180 mg de calcium égalent:
- 300 ml de lait 1er âge
- 200 ml de lait 2e âge
- 180 ml de lait de croissance
- 1 yaourt
- 3 petits-suisses de 60 g
- 6 cuillères à soupe de fromage blanc
- 20 g de fromage à pâte dure (type Gruyère)
- 30 g de fromage à pâte mi-dure (type St Nectaire)
- 45 g de fromage à pâte molle (type Camembert)
- 90 g de fromage fondu (type Tartare)
Un apport calcique insuffisant durant l’enfance a habituellement peu ou pas de conséquences immédiates. En revanche, la carence en calcium dans les premières années de la vie augmente le risque d’ostéoporose et de fractures osseuses à l’âge adulte, et ceci surtout chez les femmes après la ménopause. Une telle évolution est due au fait que le capital minéral osseux de l'adulte se constitue pour l'essentiel durant l'enfance et l'adolescence. De ce fait, des apports insuffisants en calcium durant l'enfance empêchent l'acquisition d'un capital minéral osseux optimal et entraînent des décennies plus tard, en raison de la déminéralisation physiologique inéluctable du squelette avec l'âge, une ostéoporose et les complications qui y sont liées.
Les apports alimentaires conseillés en fer sont de 6 à 10 mg/j de 0 à 3 ans. Cette amplitude de valeurs assez large tient compte du fait que l'assimilation du fer est variable selon la source alimentaire dont il provient. Le fer des viandes et des poissons est ainsi environ 10 fois mieux absorbé par l'intestin que celui contenu dans les végétaux, les œufs ou le lait de vache. En revanche, le fer présent dans les laits 1er et 2e âge, ainsi que dans les laits de croissance subit une transformation qui lui confère une meilleure assimilation par l'organisme. Il en résulte que les laits infantiles représentent la principale source de fer chez l'enfant de 0 à 3 ans. La diminution de leur consommation, et notamment celle de lait de croissance, est la principale situation exposant à un risque de carence en fer à cet âge.
En France, la fréquence de la carence en fer est inférieure à 5 % avant 1 an, alors qu'elle dépasse les 10 % vers 2-3 ans, lorsque la consommation des laits infantiles se réduit. En plus du risque bien connu d'anémie auquel expose cette carence, elle pourrait également entraîner un retard de croissance staturale, une plus grande prédisposition aux infections oto-rhino-laryngologiques (rhinopharyngites, otites, angines, etc.) et respiratoires, et un ralentissement du développement psychomoteur et intellectuel. Elle a également été incriminée chez les enfants hyperactifs, mais cette relation demande à être confirmée.
Limiter l'ajout de sucre
La préférence pour le goût sucré est innée. Tous les nourrissons apprécient la saveur sucrée et ont ainsi tendance à préférer les mets sucrés à ceux qui sont salés. Cela peut conduire certaines mères préoccupées par l'appétit estimé insuffisant de leur enfant, à davantage lui présenter des aliments sucrés. Les effets néfastes d'une telle attitude demeurent incertains. En effet, il n'y a pas de preuves formelles que l'excès d'aliments sucrés dans les premières années de la vie conduise à une appétence ultérieure exagérée pour le goût sucré. Et, même si cela était le cas, une telle préférence gustative n'entraîne ni de surconsommation alimentaire, ni de grignotage entre les repas, et n'est pas non plus reliée à un risque d'obésité. Certaines études ont même montré que la préférence pour le goût sucré était plus fréquente chez les sujets minces que chez les obèses ! Cependant, malgré l'absence de risques clairement démontrés, il est conseillé de limiter l'ajout de sucre dans les mets préparés aux nourrissons, notamment parce qu'il est certain qu'il n'existe aucun bénéfice à le faire.
Ne pas resaler les plats de bébé
Les apports en sel sont conformes aux besoins lorsque les nourrissons ne boivent que du lait. En revanche, la diversification de l'alimentation s'accompagne toujours d'une augmentation des apports en sel qui dépassent alors largement les besoins. Pour la limiter, il est conseillé de ne pas resaler les plats proposés aux nourrissons, même si le goût de ces derniers paraît fade, car les sensations gustatives des adultes sont différentes de celles des jeunes enfants. Le choix des aliments industriels proposés aux nourrissons doit également s'orienter vers les moins salés disponibles sur le marché. On est aidé par le fait que la réglementation limite la teneur en sel des préparations à base de légumes, viandes et poissons (200 mg pour 100 g) et interdit l'adjonction de sel aux préparations sucrées ou à base de céréales, sauf à des fins technologiques.
Les risques ultérieurs auxquels exposent des apports excessifs de sel dans les premières années de la vie restent controversés. Ils pourraient entraîner une appétence accrue pour le goût salé qui conduirait à des apports en sel importants de manière chronique susceptibles, chez des sujets prédisposés, d'augmenter le risque d'hypertension artérielle à l'âge adulte. Ils pourraient également provoquer des lésions rénales a minima, sans expression durant l'enfance, mais qui iraient en s'amplifiant avec le temps et s'exprimeraient sous forme d'hypertension à l'âge adulte. Même si tous ces risques demandent à être confirmés par des études longues, difficiles à mener, il n'en reste pas moins vrai qu'un apport excessif de sel durant l'enfance n'apporte aucun bénéfice nutritionnel et doit donc être évité.
Les apports en protéines des produits laitiers
Les protéines sont principalement apportées chez le nourrisson par le lait, les produits laitiers, la viande, le poisson et l'œuf. Comme pour le sel, c'est après la diversification que leurs apports deviennent excessifs en étant 3 à 5 fois supérieurs aux besoins. La consommation de viandes-poissons-œufs au déjeuner et au dîner, l'utilisation de lait de vache natif (qui contient 32 g/l de protéines) à la place des laits 2e âge ou de croissance (qui contiennent environ 20 g/l de protéines), et l'ingestion excessive de produits laitiers sont les principales erreurs alimentaires qui conduisent à un excès d'apports protéiques. S’il est probable qu'un apport protéique élevé n'induit aucun bénéfice, les risques potentiels qu’il entraîne demeurent hypothétiques. Un risque d'obésité et de maladies rénales (une partie des protéines est éliminée par les reins) a été suggéré, mais jamais clairement démontré. Les parents des nombreux bébés qui consomment de la viande 2 fois par jour ne doivent donc pas s'inquiéter pour le moment !
Alimentation des bébés et prévention de l'obésité
L'allaitement prolongé au sein (au moins 6 mois) est la seule attitude diététique dont l'intérêt pour prévenir le développement ultérieur d'une obésité a été clairement établi. On pourrait également imaginer que l'acquisition de bonnes habitudes alimentaires très tôt dans la vie s'avére efficace dans cette même optique. Même si aucune étude ne prouve que tel est le cas, on ne peut que promouvoir une telle attitude éducative. En revanche, ni l’excès de protéines au cours de la première année de vie, ni la diversification précoce de l’alimentation du nourrisson, ni l’excès de consommation de produits à saveur sucrée dans la période de développement du goût ne semblent pouvoir être reliés à un risque accru d’obésité ultérieure.
Les risques d'une trop grande rigidité
Les mesures rigides qu’emploient certains parents pour éduquer leur enfant sur un plan alimentaire peuvent être néfastes. Certains aliments à palatabilité accrue (bonbons, sodas, viennoiseries, produits de fast-food, etc.) sont parfois totalement bannis par les parents craignant que leur enfant devienne gros. Une telle attitude n’a non seulement aucune efficacité dans la lutte contre l’obésité, mais elle pourrait de surcroît favoriser la survenue de compulsions alimentaires incitant les enfants à consommer de manière incontrôlable ces produits interdits. Aucun produit ne doit donc être effacé de manière totalitaire du registre alimentaire des enfants, à condition de respecter 2 principes fondamentaux que sont leur consommation modérée et exclus en dehors des repas. A l’inverse, le forcing alimentaire qui consiste à contraindre l’enfant, activement (menaces, forçage) ou à son insu (ruses, jeux, récompenses), à ingurgiter des aliments peut paradoxalement entraîner, non pas une surcharge pondérale par surconsommation alimentaire, mais au contraire une anorexie d’opposition.
On ne peut exclure que les innombrables messages que reçoivent les familles pour mieux alimenter leur enfant et principalement prévenir l’installation d’une obésité, soient à l'origine de troubles du comportement alimentaire chez les nourrissons. La peur de mal faire ou l’incertitude devant des informations divergentes peuvent occasionner des attitudes inadaptées de la part des parents qui génèrent une réaction de l’enfant s’exprimant surtout par une anorexie. Celle-ci amplifie alors l’angoisse parentale et entretient le cercle vicieux entre la rigidité des parents et la résistance de l’enfant. Dans l’expérience quotidienne de beaucoup de praticiens, la fréquence des conduites alimentaires pathologiques du nourrisson a augmenté parallèlement à l’abondance des messages d’ordre nutritionnel que leurs parents subissent. Il est cependant difficile d’affirmer avec certitude qu’il y a là un lien évident de cause à effet.
Doit-on mettre un gros bébé au régime ?
Plus de trois quarts des gros nourrissons ne le restent pas lorsqu’ils grandissent. Il ne faut donc en aucun cas mettre systématiquement un gros bébé au régime. En revanche, ces bébés en surcharge pondérale méritent une surveillance attentive, surtout si l’un des deux parents souffre lui-même d’obésité.
Le meilleur moyen pour les surveiller est de tracer régulièrement la courbe d’indice de corpulence (poids/taille2) présente dans tous les carnets de santé. Normalement, cet indice croît de la naissance à l’âge d’un an, puis décroît jusqu’à 6 ans, avant d’augmenter à nouveau. L’âge au moment où débute cette réascension, qui correspond en fait au point le plus bas de l’indice de corpulence, est appelé âge de rebond d’adiposité. Si ce rebond survient avant l’âge de 6 ans, le risque ultérieur d’obésité est important. Chez les futurs enfants obèses, il survient en moyenne vers l’âge de 3 ans. En cas de rebond précoce, l’éducation nutritionnelle et la promotion précoce de l’activité physique par les parents sont probablement de bons moyens pour prévenir l'évolution vers l'obésité.
Les progrès réalisés dans le domaine de la fabrication des laits infantiles et des aliments spécifiquement destinés aux nourrissons permettent aujourd’hui d’alimenter de manière satisfaisante les nourrissons qui ne sont pas allaités par leur mère. La malnutrition est donc devenu rare dans les pays industrialisés, mais parallèlement, les modifications sociétales de ces dernières décennies ont entraîné une recrudescence de l’obésité et des troubles des conduites alimentaires. Ces pathologies représentent la « mal-nutrition » du vingt-et-unième siècle dont la prévention commence dès le plus jeune âge.