Annie Hubert anthropologue, directeur de Recherche CNRS, Marseille
Les yeux rivés sur le mauvais exemple américain, perçu comme la menace suprême d’une société obèse et malade, spécialistes et médias nous enjoignent de mincir. Mais jusqu’où ? Et à quel moment l’esthétique dépasse-t-elle le bon sens ?
Si l’on en croit les médias et les discours officiels de santé publique, il faudrait que la totalité de la population française se fasse maigrir pour ne pas tomber dans l’effrayante épidémie d’obésité qui, dit-on, ravage les États-Unis.
Il y a là matière à réflexion : nos deux populations ne sont pas comparables, ni dans les modes de vie, ni dans les concepts basiques du quotidien, ni dans les traditions qui fondent la culture. Si les Américains deviennent obèses, cela ne veut pas dire que tous les Français sont en passe de le devenir. Même si, chiffres à l’appui, on nous confirme une montée galopante du “surpoids”, on oublie la plupart du temps d’indiquer que le problème de l’obésité se pose de manière bien plus aiguë et cruelle dans les pays en développement.
Dans notre obsession grandissante pour notre corps et son image, pour sa minceur valorisante, nous oublions les siècles qui ont formé notre culture, et les diverses manières que nous avons eues de percevoir la santé et la forme, au sens littéral du terme.
La grande question qui se pose est celle de la manière dont nous sommes passés d’une angoisse latente, profonde, millénaire, du manque de nourriture, de peur de la famine, qui permettait de valoriser le corps enrobé, enveloppé d’une graisse nourrissante, assurance vie pour les périodes de manque, à celle d’une crainte de la nourriture, d’une horreur du gros et du gras, du modèle idéal de la presque maigreur, alors que jamais auparavant, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons eu autant et aussi sûrement à manger. L’être humain est assurément un animal paradoxal. Certes, il y a eu de drastiques transformations dans nos manières de vivre. La nécessité d’efforts physiques a tellement diminué que l’on peut considérer que le véritable “travailleur de force” a disparu. De nos jours, les plus grandes dépenses physiques concernent plutôt les sportifs de haut niveau, et non plus le modeste paysan ou le manœuvre. Et nous avons dans le même temps considérablement transformé nos manières de manger. Notre régime alimentaire, aujourd’hui, ne ressemble guère à celui de nos grands-parents de la première moitié du XXe siècle. Nous mangeons moins, et moins calorique. Les statistiques nous le confirment : nous consommons beaucoup moins de féculents, de pain, de vin même, pour privilégier les sucres et les graisses.
Les femmes se voient toujours trop grosses
Pourtant, certains mangeurs tendent à manger au-delà de leurs besoins et finissent par développer un surpoids important, menant parfois à l’obésité. C’est l’origine du discours médical, qui, par souci de prévention, recommande une régulation de la consommation alimentaire au niveau individuel, de façon à réduire le nombre de pathologies graves liées à l’obésité. Ce discours, amplement relayé par les médias, est-il toujours bien entendu et bien compris ? Est-il efficacement conçu ? On peut se poser ces questions.
Car, pour la majorité de la population – féminine, bien sûr, mais les hommes y participent également –, c’est un souci d’esthétique qui prime. Une majorité de femmes de poids normal se voient toujours trop grosses. Elles sont à la recherche d’un corps toujours plus mince, plus ferme, plus dur, voire anguleux.
Quand embonpoint rimait avec bien-être
Cela n’a pas toujours été ainsi. Durant des siècles, la forme idéalisée du corps s’est transformée. Les travaux de l’historien Jean-Louis Flandrin l’ont bien montré. Pour des populations aristocratiques, d’une période, au Moyen Âge, de valorisation de la silhouette mince et élégante – femmes aux petits seins, fines tailles, jeunes hommes élancés –, correspondant par ailleurs à une alimentation pauvre en graisses et en sucre, on est passé à la valorisation d’une silhouette plus enrobée, tout en rondeurs, aux poitrines généreuses, aux ventres masculins signes de pouvoir… Cette mutation, au XVIIe siècle, correspondit à des changements politiques et à une cuisine transformée par un plus grand apport de lipides et de sucres.
Cette image d’embonpoint, reflet d’une bonne santé et d’une bonne alimentation, s’est totalement détériorée au début du xxe siècle. Le point culminant de cette évolution fut la Première Guerre mondiale, à la fin de laquelle les femmes revendiquèrent un corps masculin, mince, musclé, sans taille ni seins… Souvenir des rôles qu’elles avaient dû tenir dans la société durant l’absence de la majorité des hommes ? Les rondeurs et l’embonpoint n’avaient plus droit de cité chez les élégantes.
Les hommes également subirent cette transformation des normes esthétiques : le corps sportif, musclé et performant devint le signe de réussite. Au placard, les ventres sur le gilet desquels s’étalaient les grosses chaînes de montre en or…
Nous vivons depuis une dérive constante, et le corps, pour être beau, doit être aux limites de la maigreur. L’embonpoint n’est plus que du dangereux surpoids, avec l’image horrible de l’obésité en bout de course. Est-ce bien raisonnable ?
Certes, si la société d’aujourd’hui hait les gros, encore faut-il définir à partir de quelle forme – et non de quel poids – on est laid et gros.
Nous avons atteint le point culminant de la minceur – maigreur – comme idéal de beauté. Bien sûr, nous n’avons plus besoin de stocker des graisses pour pallier des pénuries alimentaires, mais ce n’est pas une raison pour rechercher la minceur à tout prix. Un bon équilibre, oui ; l’acceptation que les morphologies humaines sont extrêmement variées, oui ; que, dans cette variété, chacun a sa place, oui ; que l’embonpoint ne veut pas dire obésité, oui.
Cela nous évitera de tomber dans les pièges de la consommation de produits amaigrissants ou d’allégés divers et variés, de régimes sans effets durables, pour nous mettre sur la voie de la raison, de la construction d’un modèle de beauté moins agressif, permettant notamment aux plus âgés d’y trouver leur place et leur bien-être.