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Comment aider les personnes en restriction cognitive

Gérard Apfeldorfer (médecin psychiatre, Paris)

Maigrir est simple : il suffit de manger moins. Mais manger moins n’est pas simple. Des appétits se réveillent et s’exacerbent ; des peurs, des angoisses, jusque là souterraines, pointent le bout de leur nez ; des émotions se font jour, dont on craint la violence ; des pensées désagréables de tous ordres demandent à être enfouies sous une nourriture anesthésiante.
Et puis, ce gras, certes encombrant, mais aussi protecteur, veut-on vraiment le perdre ? Perdre : rien que le mot fait parfois déjà peur…
Les personnes ayant des problèmes avec leur poids et leur comportement alimentaire se trouvent généralement au centre de difficultés de tous ordres interragissant les unes avec les autres, où causes et conséquences s’entremêlent, dessinant un écheveau complexe.
Comment en réchapper ? Nous allons voir qu’il n’existe pas à ce jour de solution simple et élégante, qui trancherait le nœud gordien les retenant prisonnières. Chaque cas est différent. Ce qui vaudra pour l’un ne sera pas forcément adapté aux problème d’un autre.

Ce que veut dire manger normalement

Commençons par rappeler la façon normale de se nourrir, dans une société telle que la nôtre, dans lquelle il est de bon ton de manger en compagnie deux à trois fois par jour, et de répartir les prises alimentaires majoritairement sur trois à quatre repas constitués de plusieurs aliments à chaque fois. Il n’en reste pas moins qu’il convient de manger lorsqu’on ressent une sensation de faim. Si cela correspond à l’heure d’un repas, tant mieux. Et c’est souvent le cas, pour les personnes ayant des habitudes régulières. Mais si on a faim entre deux repas, pourquoi se restreindre ? On mange alors un en-cas qui permet d’aller jusqu’au repas suivant.
À table, dès lors qu’on n’a plus faim, qu’on a atteint la satiété, pourquoi manger davantage ? Si on a face à soi une assiette trop remplie, on laisse l’excédent de nourriture. Si on a mal géré son repas et qu’on a mangé du plat principal au point de ne plus avoir faim pour le dessert, tant pis pour le dessert ! Des desserts, on en aura encore, au repas suivant ou à un autre repas…
Que manger ? De préférence, des choses qu’on aime et qui nous font envie, là, maintenant. Lorsqu’on n’est pas troublé par toutes sortes d’idées fausses sur ce qu’il convient ou non de manger, lorsqu’on n’est pas bardé d’interdits, lorsqu’on ne pense pas à son poids toute la journée, lorsqu’on n’a pas recours à la nourriture pour éviter d’avoir à faire face à des problèmes d’ordre émotionnel ou relationnel, lorsqu’on sait écouter ses appétences, ce dont on a envie correspond, grosso modo, à ses besoins. Une salade de tomates nous paraît désirable en été, lors d’une journée de farniente, tandis qu’une fondue savoyarde nous met l’eau à la bouche après une journée de ski.
L’idéal consiste à manger dès lors qu’on a modérément faim : attendre davantage ne fait que nous affamer et nous faire manger en excès au repas suivant, voire nous précipite dans des comportements compulsifs.
De même, on s’arrête idéalement de manger dès lors qu’on est modérément rassasié : dans le monde dans lequel nous vivons, avec autant de nourriture à disposition, il n’est nul besoin d’anticiper une faim future.
Bien entendu, ce style alimentaire n’a pas à être rigide : lors de repas de fête, d’une sortie, d’une bonne bouffe entre amis, ou tout simplement parce que tel est notre bon plaisir, on mange souvent en excès, c’est-à-dire au-delà de sa faim. Dans d’autre cas, l’excès provient de ce qu’on s’est consolé dans la nourriture ou bien qu’on s’est restauré — dans les deux sens du terme — après un stress. De tels comportements, s’ils restent ponctuels, sont normaux, banals. Une personne ayant une bonne régulation alimentaire en perd tout simplement l’appétit et mange moins par la suite.
Fort heureusement, il existe encore des gens qui se comportent de cette façon avec la nourriture ! Un tel mode alimentaire est en fait gouverné par des mécanismes sophistiqués neuro-hormonaux, qui régulent notre appétit, oriente nos préférences alimentaires et maintiennent, si tout va bien, notre poids constant.

Quand les efforts d’amaigrissement constituent le problème…

Une première façon de dérégler ce bel ordonnancement consiste à décider de maigrir en se privant. On entre alors dans ce qu’on appelle l’état de restriction cognitive. Certaines personnes, sans être grosses, ne sont pas satisfaites de leur poids, qui ne répond pas aux critères de mode actuels. D’autres sont effectivement en surpoids, mais pour des raisons génétiques, parce que telle est leur nature. Ce sont en fait leurs efforts malencontreux pour être plus minces que nature qui constituent la véritable origine de leurs problèmes.
Pour parvenir à maintenir durablement la privation, il leur faut tout d’abord faire des efforts permanents pour ignorer leurs sensations de faim. Les sensations alimentaires modérées ne sont alors plus perceptibles et seules les faims très intenses le restent. Et ce qu’on chasse par la porte a tendance à revenir par la fenêtre : les pensées tournant autour de la nourriture (ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas manger), du poids et des formes corporelles deviennent obsédantes.
Maintenir à distance les pensées de nourriture et les sensations de faim aboutit à jeter le bébé avec l’eau du bain : on néglige aussi ses sensations de rassasiement, on se ferme à ses émotions, ses sentiments qui, craint-on, pourraient être à l’origine de comportements alimentaires plus ou moins compulsifs. À la longue, on en vient à perdre le contact avec soi-même.
Le vide engendré par cette fermeture à soi-même est rempli par un intérêt exacerbé pour le monde extérieur : on s’étourdit d’activités, on se passionne pour les autres, on va même jusqu’à vivre leur vie par procuration. Cette hyperempathie se nourrit de la piètre opinion qu’on a de soi-même, de la haine qu’on porte à son corps. Mieux vaut s’oublier, se passer par profits et pertes, s’intéresser au monde extérieur et aux autres.
La grande peur de la personne en restriction cognitive est de perdre le contrôle de son comportement alimentaire. En fait, le plus souvent, peu de choses suffisent à cela : la présentation d’un aliment tentateur, une festivité à laquelle il est difficile d’échapper, mais aussi un stress, une émotion, de la fatigue, certaines périodes du cycle féminin…
Pour éviter que cela ne se produise, le mangeur fait appel à toutes sortes de règles alimentaires rigides, d’interdits stricts. Les régimes organisés, planifiés sur des semaines ou davantage, comme par exemple les régimes Atkins ou Mayo, ou bien les « programmes nutritionnels » tels qu’ils sont prescrits par nombre de médecins, correspondent à des efforts d’organisation destinés à tenir à distance les désirs alimentaires. On sait que ces méthodes ne marchent qu’un temps…
Lorsque la personne ne suit pas ce type de régime structuré, elle combat ses désirs alimentaires au jour le jour, d’heure en heure, au moyen de croyances défensives irrationnelles : manger beaucoup le matin ne peut pas faire grossir, mais ce qui est mangé le soir se transforme en graisse, la moindre bouchée d’aliment gras, ou d’aliment gluicidique, annule tous les efforts précédents, il faut boire beaucoup, mais uniquement entre les repas, etc.
Transgresser son régime, manger quelque chose d’interdit, consommer plus d’une certaine quantité d’un aliment « grossissant », mélanger deux aliments qui ne doivent pas l’être déclenchent ce qu’on appelle un effet de transgression de l’abstinence (Abstinence Violation Effect) caractéristique de la restriction cognitive.
Bien sûr, dès lors qu’on a perdu le contrôle, il faut, tôt ou tard, expier et remettre en place des interdits encore plus stricts, qui aboutissent à un effacement aggravé des sensations alimentaires et une fragilisation exacerbée face aux événements susceptibles d’entraîner la perte de contrôle.
Les problèmes ne restent pas cantonnés dans la sphère alimentaire : le fait de ne pas parvenir à maîtriser son poids et ses appétits est vu comme une incapacité à maîtriser sa vie. La personne doute d’elle-même, de sa valeur, et se déprime. Ce qui la conduit à se centrer encore davantage sur son poids et son alimentation…

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Les efforts de maîtrise du comportement alimentaire en vue de maigrir obligent à ne pas tenir compte des sensations modérées de faim et de rassasiement, et exacerbent le désir de consommer certains aliments ; la consommation d’un aliment " interdit " déclenche une compulsion alimentaire ou une boulimie culpabilisées, qui obligent à se restreindre davantage. Le cycle de la restriction cognitive enclenche les cycles des réponses alimentaires émotionnelles et du corps mal aimé.

Le cycle de la réponse alimentaire émotionnelle

Mais les choses ne commencent pas toujours ainsi : certaines personnes, qui souffrent de ce qu’on pourrait nommer un insuffisance d’être, un désamour avec soi-même, en d’autres termes une carence narcissique, ont une certaine propension à manger lorsqu’elles se trouvent en difficulté. La compulsion alimentaire ou la boulimie les soulage temporairement, ce qui les conduit à avoir tendance à recourir encore davantage à cette stratégie au prochain problème. Mais en fait, il n’y a pas de soulagement véritable : cette stratégie ne consiste qu’à remplacer un problème émotionnel, affectif ou relationnel qu’on est incapable d’affronter par un autre problème, qu’on connaît bien, celui du comportement alimentaire et du poids. On ne s’inquiète plus de ses difficultés relationnelles avec sa famille, ses collègues ou son patron, de son échec sentimental, de son travail, de ses examens, de son avenir. À la place, on s’angoisse de ce qu’une fois encore, on a perdu le contrôle de son alimentation et de ce que l’on a pris du poids au lieu d’en perdre. On peut aussi rattacher à ce cycle de la réponse alimentaire émotionnelle d’autres problèmes, plus profonds : l’angoisse de séparation est de celles-là. Certaines personnes paniquent à l’idée de se séparer de quoi que ce soit, de qui que ce soit. Jeter un objet est un déchirement ; partir en vacances en laissant sa maison, des membres de sa famille, son animal familier sont des crève-cœurs angoissants ; il en va de même pour le départ d’un proche, qu’il soit temporaire ou définitif. La perte d’un être cher est redoutée en permanence et lorsqu’elle arrive, entraîne des débordements alimentaires et, souvent, des prises de poids significatives.
Que dire de la perte de son emploi ? Lorsqu’elle n’est pas avérée, elle est redoutée et on mange pour ne pas y penser. Lorsqu’elle survient, non seulement on entre dans une période d’incertitude particulièrement angoissante, mais on doit aussi faire son deuil d’un réseau relationnel, d’un réseau d’habitudes. Que de pertes, que de remises en questions… L’absence, le vide, l’ennui sont redoutés et on est prêt à tous les remplissages pour les éviter : remplissage du ventre par le moyen de la nourriture, mais aussi des yeux grâce à la télévision, des oreilles par la musique, voire tout cela en même temps. La frénésie d’activité, les achats compulsifs, ou encore la kleptomanie, répondent aux mêmes angoisses. L’angoisse de séparation est parfois de nature plus fondamentale : pour certains, perdre de la graisse se révèle angoissant parce que cela réveille le souvenir d’autres pertes non assumées, soit parce que, quoi qu’on en dise, il s’agit d’une part de soi-même qui disparaît.
Dans tous ces cas, qu’il s’agisse d’échecs amoureux, de banales difficultés de la vie, d’une séparation ou d’un deuil, la solution s’impose d’elle-même : il convient de se renforcer en maigrissant, de faire un régime, donc de remettre en route le cycle de la restriction cognitive. Mais les événements qui conduisent à cette idée sont aussi ceux qui empêchent de la réaliser…

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Certaines personnes tentent de se protéger de difficultés émotionnelles et relationnelles par des excès alimentaires ; cela les soulage temporairement, mais la transgression de l’interdit entraîne culpabilité et anxiété de grossir, qui aggravent les difficultés émotionnelles et relationnelles. Le cycle des réponses alimentaires émotionnelles enclenche les cycles du corps mal aimé et de la restriction cognitive.

Le corps mal aimé

Lorsqu’on est bien dans sa peau, le corps et l’esprit ne font qu’un. Nos émotions se manifestent à nous par des effets et des sensations de nature corporelle : nous sommes rouges de colère, nous sentons la joie irradier dans notre poitrine. Penser nous fait agir et agir procure des sensations corporelles, engendre des émotions. Mais aussi nos actions et les émotions ressenties sont matière à pensée. Quand tout va bien, le tout est indissociable : si par exemple nous chantons, nous le faisons avec notre corps entier et nos orteils chantent avec notre gorge ; émotions et pensées sont à l’unisson.
Que se passe-t-il dès lors que notre corps nous paraît haïssable, que nous en faisons le bouc émissaire de tout ce qui ne va pas dans notre vie ? Nos difficultés de relation, notre vide affectif, nos échecs personnels et professionnels, tout cela ne serait dû qu’à ce corps récalcitrant, qui proteste face aux violences des régimes plus ou moins drastiques, qui ne veut pas obéir, devenir conforme, rentrer dans le rang. Ce corps-là, dont nous ne voulons plus, nous lui faisons le coup du mépris : nous ne voulons plus rien savoir de lui, nous faisons comme s’il n’était pas là.
Ou, du moins, nous essayons. L’oubli du corps, ou plutôt le déni de son existence, aboutit vite à un sentiment de vide existentiel. Les actes, les émotions, les sensations, déconnectés les uns des autres, perdent toute cohérence. On agit sans comprendre pourquoi, on ressent des émotions dont le caractère insensé n’a d’égal que la violence, ou bien encore on a l’impression de ne rien ressentir. Le vide généré est comblé le plus souvent par des fantaisies mentales plus ou moins déconnectées de la réalité.
Il existe cependant un moyen simple pour se sentir exister : avoir une compulsion alimentaire ou une boulimie, dont seule l’intensité peut nous sortir de notre engourdissement, et même si cela se fait sur un mode négatif, reconnecter un court instant désir, action, émotion.
On peut être en désamour avec son corps pour plusieurs raisons. La première, dans notre société, est évidente : comment aimer un corps aussi peu conforme aux standards de beauté du moment ? Comment aimer son corps quand celui-ci est contemplé avec mépris par tous ? Être gros aujourd’hui est vu comme une carence de volonté, un défaut de maîtrise, fautes impardonnables dans une société fondée sur ces valeurs.
Être gros aujourd’hui est aussi devenu un signe extérieur de pauvreté, qui risque d’aboutir à un déclassement au niveau social et économique : une personne obèse souffre d’un handicap à l’embauche, et a tendance à faire un mariage avec une personne de niveau socio-économique inférieur au sien.
Être gros, c’est encore être un mauvais citoyen, qui souffre de diverses maladies de pléthore (aisément évitables, ne cesse-t-on de dire, au prix d’un peu de volonté…) dont les soins médicaux doivent être payés par tous. Fort heureusement, ce mauvais citoyen mourra sans doute prématurément, ce qui devrait permettre à la société de faire de substantielles économies sur ses prestations de retraite…
Mais il est d’autres raisons, qui sont inscrites plus profondément dans l’histoire personnelle : ce corps avec lequel on est en désamour, constitue une forme d’héritage. Nous avons par exemple le nez de notre père, les yeux de notre tante… et le tour de taille de notre mère et de notre grand-mère.
Comment aimer ce corps, alors que sa mère, grosse ou luttant contre sa tendance à grossir, n’aimait déjà pas le sien et que, dès notre plus jeune âge, elle répétait qu’il ne fallait pas se laisser aller comme elle-même l’avait fait ? Ou bien, à l’inverse, comment aimer son corps gros, alors que l’un ou l’autre de nos parents, eux-mêmes en proie à des problèmes pondéraux plus ou moins bien maîtrisés, en sont venus à voir dans l’obésité de leur progéniture une sorte d’exhibition de leur propre problématique ?
Il arrive aussi parfois que ce corps ait été sali : des attouchements sexuels ou des viols, des situations incestueuses survenues dans le passé ont pu conduire à rejeter notre corps et l’ensevelir sous un amas de graisse. Amas de graisse qui servant de tombe au corps, le désexualise et évite que la chose puisse se reproduire.
Dans tous ces cas, la stratégie mise en œuvre est fondée sur l’ambivalence : maigrir, c’est réparer ce corps, mais dès qu’on commence à perdre du poids, ce corps problématique se fait plus présent. On perçoit plus de sensations et les angoisses se voient réactivées. Les autres s’intéressent davantage à nous, certes pour nous féliciter, mais aussi en tant qu’objet sexuel. Cet intérêt fait souvent peur, voire paraît déplacé : oubliant qu’on n’avait rien fait pour séduire lorqu’on était gros, on reproche à ceux qui s’intéressent à nous de ne pas nous avoir aimé du temps où on était enrobé de graisse.
Si bien que, dans nombre de cas, renoncer à maigrir et regrossir à son corps consentant procurent un soulagement, même s’ils témoignent d’un échec.
Cela est d’autant plus facile qu’on a, pour maigrir, mis en place des privations alimentaires s’apparentant à la restriction cognitive. Les compulsions déclenchées par l’effet de transgression de l’abstinence se chargent de précipiter la reprise pondérale et on a alors beau jeu de se lamenter sur la difficulté qu’il y a à maigrir…

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Avoir un corps vécu comme socialement et familialement dévalorisé, ou avoir subi des atteintes à son intégrité corporelle dans l’enfance conduisent à rejeter son corps ; la personne qui ne s’aime pas croit qu’elle s’aimera davantage si elle maigrit. Les efforts d’amaigrissement rendent le corps plus présent et le resexualisent ; l’anxiété qui en résulte contrecarre vite ces efforts. Le cycle du corps mal aimé enclenche les cycles de la restriction cognitive et cycle des réponses alimentaires émotionnelles.

Marine embarque pour Cythère sans biscuits

Pour bien me faire comprendre, rien ne vaut sans doute quelques exemples concrets.
Nous commencerons par Marine, 32 ans, assistante de direction, célibataire vivant seule, qui lutte contre ses rondeurs depuis son adolescence. Elle fait environ une fois l’an un grand régime et a déjà ainsi essayé les régimes Montignac, dissocié, « TGV » (le régime Très Grande Vitesse du Dr Jacques Fricker), un régime équilibré proposé par un médecin nutritionniste et, l’an dernier, a fait une diète protéique à base de produits en sachets vendus en pharmacie. A chaque fois, elle a perdu de 5 à 10 kilos, qu’elle a repris peu après.
Le reste du temps, Marine, sans faire de régime organisé, obéit à toutes sortes de croyances concernant les aliments et la façon de se nourrir, et se restreint en permanence : le matin et à midi, elle se surveille de près et consomme force produits diététiques, souvent allégés ; à la cantine, elle évite les pommes de terre et autres féculents, les plats en sauce et se rabat sur les crudités, le poisson ou la volaille (sans la peau…), accompagnés quand c’est possible de grandes assiettées de légumes. Mais le soir, à peine est-elle arrivée chez elle qu’elle se précipite sur tout et n’importe quoi : elle « tombe » le plus souvent sur les biscuits et le chocolat, mais ne dédaigne pas les fromages ou les fruits secs, s’il y en a. Bref, Marine est dans un état permanent de restriction cognitive, et alterne sans discontinuer hypercontrôle et perte de contrôle.
En fait, selon des critères médicaux, Marine n’est pas obèse, ni même en surpoids : elle pèse 67 kg pour 1,67 m, soit un indice de masse corporelle de 24 . Au début du XXe siècle, Marine aurait même été un peu trop maigre pour que Renoir la prenne pour modèle, mais selon les standards de la mode actuelle, peu sportive et peu musclée, avec du bedon, des hanches larges et un peu de cellulite sur les cuisses, elle se voit grosse et est intimement persuadée de ne pas pouvoir plaire.
Après quelques séances d’évaluation, nous décidons de nous attaquer en premier lieu à son état de restriction cognitive. Marine doit apprendre à identifier ses sensations de faim modérée (ce qu’on appelle avoir de l’appétit, ou un « petit creux »), pour savoir à quel moment il convient de manger ; lorsqu’elle mange, elle doit parvenir à repérer une sensation de rassasiement modéré (le moment où on se dit : « je pourrais manger davantage, mais c’est déjà bien comme ça »). Il lui faut parvenir à faire la paix avec ses aliments-problèmes, ceux sur lequels elle craque, et ceux qu’elle a évacué de son alimentation alors qu’elle en appréciait le goût, sous prétexte que « ça fait grossir ». Différents exercices, le repérage de croyances infondées sur les bonnes et mauvaises façons de se nourrir, lui permettront d’y parvenir. Elle apprendra par exemple à déguster lentement un biscuit, à en jeter (afin d’apprendre à renoncer à un aliment à sa disposition et faire l’expérience de la perte), ou encore à faire des repas centrés sur un aliment-tabou.
À ce stade, on ne se préoccupe ni des horaires socialement préconisés, ni de la diététique. Le mode d’alimentation ressemble à celui d’un nourrisson, qui mange quand il a faim et s’arrête de manger dès qu’il n’a plus faim. Ce ne sera qu’un peu plus tard qu’on en reviendra à une alimentation d’adulte, capable de se débrouiller pour avoir faim aux bonnes heures et aux bons endroits.
Ce travail sur la restriction cognitive porte bientôt ses fruits : comme la peur de manquer et d’avoir faim s’estompent, que Marine craint moins de perdre le contrôle, les problèmes alimentaires deviennent moins obsédants. Marine réapprend progressivement à manger des aliments nourrissants aux repas — dans des quantités correspondant à son appétit du moment — et à profiter des biscuits qu’elle mange sans en être rongé de culpabilité ; désormais, elle se satisfait de quantités bien moindres.
Certes, les compulsions alimentaires de la soirée sont moins virulentes, mais n’ont pas disparu pour autant. Et même, sous d’autres aspects, Marine va plus mal : elle se plaint d’être parfois angoissée, et même déprimée. Depuis qu’elle mange moins, sa situation d’échec sentimental lui pèse davantage et elle y pense plus souvent.
Entre autres choses, nous abordons la véritable phobie sociale qu’elle a développé : non seulement Marine ne peut pas envisager de se mettre en maillot de bain, mais elle rase les murs, évite de passer dans des espaces découverts où certains pourraient jauger sa silhouette. Elle est aussi affligée de ce que j’ai appelé le syndrome de Groucho Marx : à l’instar de Groucho, qui avait proclamé, « jamais je n’accepterais de faire partie d’un club qui voudrait d’un individu tel que moi pour membre », elle se dit quelque chose comme : « jamais je ne pourrais aimer quelqu’un qui aurait mauvais goût au point de m’aimer. »
Je lui propose donc des exercices d’affirmation de soi, destinés à accepter le fait d’être regardée : passer devant des terrasses de café avec un port de reine, avoir de la présence et de la prestance. Nous passons en revue ses croyances concernant la séduction, l’amour et les relations humaines en général, et entamons de petits exercices de séduction, de l’ordre de la vie quotidienne : faire du charme à un commerçant, attirer l’œil d’un voisin.
Marine mange désormais plus ou moins comme tout le monde : tout et n’importe quoi, plutôt aux horaires des repas, mais aussi souvent entre les repas. Ça tombe bien, parce que c’est tout de même plus pratique pour manger au restaurant avec son nouveau petit ami. Le poids ? Oui, elle en a un peu perdu, mais qui s’en préoccupe encore ?

Pas de légumes pour Julienne

À première vue, le cas de Julienne ressemble fort à celui de Marine. Elle aussi est en restriction cognitive et alterne des régimes organisés avec des périodes dans lesquelles privations et excès se succèdent plus ou moins frénétiquement.
Julienne, la quarantaine, est une (encore) jeune cadre dynamique parisienne et hyperactive, mariée et mère de deux enfants. Elle affirme avoir un bon coup de fourchette, mais à la cantine du bureau, choisit les plats minceur, comme du reste la majorité de ses collègues de sexe féminin… Elle laisse cependant les légumes de côté, car elle ne les a jamais aimé. « C’est ennuyeux, n’est-ce pas, docteur, de ne pas aimer les légumes : comment maigrir, dans ces conditions ? »
Rentrée chez elle, elle grignote tout en préparant le dîner des enfants (« c’est mal, n’est-ce pas, docteur, mais je ne peux pas m’en empêcher… ») puis consomme un repas très raisonnable en compagnie de son mari.
Deux à trois fois par semaine, elle craque sur le coup des 22 à 23 heures et dévalise frigo et placards de leurs aliments gras, qu’ils soient sucrés ou salés. Il peut s’agir de chocolat ou de biscuits, ou encore de tarama et de saucisson, en principe achetés pour les enfants et le mari.
Ces hyperphagies boulimiques (en anglais, « binges ») sont souvent en relation avec des problèmes professionnels : ce ne sont pas les conflits qui manquent, dans une entreprise performante, de nos jours. Mais il est rare que Julienne exprime ses désaccords. Elle préfère ne rien dire, motus et bouche cousue, et un peu plus tard dans la journée, se fermer encore un peu plus la bouche en mangeant. Il s’avérera un peu plus tard que, si elle évite soigneusement de manifester son point de vue personnel, c’est essentiellement parce qu’elle craint que « ses nerfs ne lâchent », et qu’elle en vienne à dire et faire des choses définitives et irrémédiables. Qui sait, après avoir copieusement insulté ses supérieurs, elle serait bien capable de leur coller sa démission…
Les premiers entretiens nous conduisent aussi à évoquer ce qui se passerait en cas de succès de son amaigrissement. La réponse fuse : « si je perdais enfin sérieusement du poids, si j’avais une silhouette présentable, je me demande si je ne quitterais pas mon mari ! Pour le moment, bien qu’avec lui, on fasse juste semblant, je ne me vois pas séduire qui que ce soit dans mon état. Alors, à quoi bon ? »
Armand, le mari de Julienne est plutôt bel homme, mince et sportif. Mais il a ce qu’on appelle une personnalité évitante. Il exprime peu de sentiments, aime rester chez lui, avoir le moins possible de contacts avec ses congénères, sauf par Internet interposé. Bref, un monsieur gentil mais plutôt bonnet de nuit, tout le contraire de notre pétulante patiente.
Tout en reprochant à son épouse et ses kilos, et son manque flagrant de volonté, Armand ne répugne pas à la tenter. Comme il aime à consommer quelques friandises durant la soirée, après son jogging, il en offre gentiment à son épouse, pour ensuite lui reprocher de trop en manger et de ne rien faire pour perdre son poids excédentaire.
Les premiers entretiens me permettent aussi de me faire une idée de la tonalité de ce que doivent être les relations de Julienne avec ses proches : vis-à-vis de moi, elle se montre à la fois désireuse de me plaire, et en même temps opposante, ne faisant rien de ce que nous convenons ensemble. Le carnet alimentaire ? Je l’ai oublié… Le petit exercice que vous m’avez proposé : cela m’est sorti de la tête…
Le problème du poids est posé comme insoluble. Maigrir, ce n’est pas pour elle, elle le sait bien, et elle ne vient me voir que par acquis de conscience, pour pouvoir se dire qu’elle aura tout essayé.
Je lui propose donc que nous ne nous centrions pas sur son comportement alimentaire dans un premier temps, mais plutôt sur ses relations interpersonnelles.
Ce que nous faisons en mixant deux techniques adaptées à ce type de problème : la thérapie cognitive et l’entraînement aux habiletés sociales. Le comportement social de Julienne est de type passif-agressif et elle apparaît souvent comme étant une personne paradoxale et peu compréhensible aux yeux des personnes qu’elle fréquente : elle ne réagit pas aux situations problématiques… jusqu’à ce qu’elle éclate et provoque une crise dépassant de loin la situation du moment.
Julienne, au moyen de petits exercices d’affirmation de soi (poser une foultitude de questions idiotes à des vendeurs d’appareils électroménagers, essayer un tas de paires de chaussures dans une boutique sans rien acheter…) se frotte à l’agressivité de ses semblables dans des situations de la vie quotidienne, apprend à s’affirmer sans être agressive à son tour, et prend de l’assurance.
Puis les exercices portent sur des situations davantage en rapport avec ses problèmes quotidiens : il s’agit de parvenir à convaincre son patron du temps que lui a pris l’épluchage de tel dossier, de demander à une collègue de bien vouloir échanger des dates de congé.
Nous en arrivons à sa relation maritale et nous planchons sur ce sujet brûlant : comment exprimer à son conjoint qu’elle se morfond chez elle, qu’elle aimerait voir du monde, avec ou sans lui. Peut-être pourrait-elle reprendre contact avec de vieilles amies perdues de vue depuis son mariage ?
Ce travail porte ses fruits : Julienne, qui avale moins de couleuvres, se met aussi moins en colère et a moins de comportements alimentaires compulsifs. Mais, à vrai dire, elle ne perd pas de poids pour autant.
Il est désormais temps de s’occuper des comportements alimentaires proprement dits. Désormais, Julienne, plus en phase avec l’objectif, tient sans problème un carnet alimentaire, devient attentive à ses sensations de faim et de satiété, apprend à faire la paix avec le chocolat et le tarama. Elle devient capable d’en manger avec plaisir, sans culpabiliser, dans des quantités qui correspondent à son appétit.
Peu à peu, son comportement alimentaire se normalise : à la cantine, au déjeuner, elle ne compose pas son plateau en fonction de la valeur calorique supposée des aliments, ou encore de leurs connotations morales. Elle se tient moins de discours fondés sur des croyances du genre : « les personnes qui mangent des matières grasses sont moins estimables que celles qui consomment beaucoup de produits végétaux, de poissons maigres et de céréales complètes ». Julienne n’hésite plus à choisir des plats en sauce et des pommes de terre lorsque l’envie lui en prend, et elle en mange à sa faim et pas davantage, en laissant le plus souvent dans son assiette.
Reste malgré tout le grignotage incoercible qui prend Julienne chaque soir, lorsqu’elle arrive chez elle. Et même, il semble que celui-ci se soit même aggravé, comme si se cristallisaient là désormais toutes les frustrations.
« Que dois-je faire en rentrant chez moi pour ne pas boulotter, demande anxieusement Julienne. Faire le vide d’aliments, priver alors mes enfants et mon mari de nourritures avec lesquelles eux n’ont pas de problème ? Ou bien, pour parvenir à me contrôler, faut-il que je ne rentre plus chez moi, que je quitte ma famille et que je vive seule ? »
Mais désirer contrôler son comportement alimentaire sur un mode volontariste et considérer que le problème se situe le soir en rentrant sont des visions de myope : les excès alimentaires vespéraux ne sont que l’aboutissement de journées vécues sur les chapeaux de roues, dans un oubli de soi qu’il faut bien payer à un moment donné.
« Dans la journée, vous êtes dans la situation d’une personne qui tombe du cinquantième étage d’un immeuble et qui, à chaque étage, se dit que pour l’instant, tout va bien. Mais le soir, vous touchez le sol et vous vous écrasez ! En l’occurrence, vous entrez en collision avec le contenu de votre réfrigérateur », lui dis-je, pour tenter de lui faire percevoir le problème.
Julienne convient que, durant la journée, elle n’a guère le temps de penser à elle-même. Il lui faut travailler, et beaucoup. Comme elle est de nature sociable, les rares moments où elle ne travaille pas sont consacrés à des échanges amicaux. Hormis le travail, il lui faut aussi penser à ses enfants, aux tâches ménagères… Elle n’a plus une minute à elle.
Vraiment, plus une minute à elle ? En fait, si : en fin de soirée, les choses finissent par se calmer. Les enfants sont couchés, le mari est branché sur Internet, elle peut souffler. Comme c’est bizarre : c’est à ce moment là qu’elle compulse. Et puis, il y a les week-ends : là encore, elle a quelques minutes de libre. Et là encore, elle mange compulsivement.
Quelle conclusion en tirer ? Cela signifie-t-il qu’il lui faut occuper ce temps libre et qu’une fois tous les vides colmatés, elle sera délivrée d’une nourriture qui n’aura plus d’espace par où s’inflitrer ? Puisque ce sont les vides qui posent problème, il lui faut remplir davantage : telle est la première idée qui lui vient.
La seconde, après discussion, va s’écarter notablement de ce mode de raisonnement ; mais plusieurs entretiens seront nécessaires pour que Julienne touche du doigt ce en quoi consiste cette impasse dans laquelle elle se trouve. La vérité est que sa vie s’avère être exclusivement centrée sur le monde extérieur et les autres. Il y a son travail, qui accapare une bonne partie de ses pensées. Il y a ses collègues, ses subordonnés, ses supérieurs hiérarchiques, il y a ses enfants et son mari, il y a sa famille et ses amis, et elle se préoccupe de ce que tout ce petit monde désire et pense. Mais elle-même, que désire-t-elle, que ressent-elle, que pense-t-elle ? Hyperempathique, elle s’oublie et s’immerge dans le monde extérieur.
Les rares moments où elle aurait théoriquement la possibilité d’avoir des pensées personnelles… sont remplis par des compulsions alimentaires. C’est que, quand on s’oublie à ce point, penser à soi finit par constituer un danger.
Pour sortir de ce cercle infernal, je propose à Julienne de faire régulièrement des pauses d’une dizaine de minutes durant la journée et, à chaque fois, de noter quatre type d’éléments. Tout d’abord, faire le point de ce qu’elle ressent physiquement : se sent-elle fatiguée ou en forme, a-t-elle chaud ou froid, a-t-elle faim ou soif, a-t-elle besoin de satisfaire un besoin naturel, a-t-elle mal quelque part ? Julienne, en effet, oublie son corps durant la journée au point d’être parfois surprise par un besoin pressant qui s’impose alors à elle…
Elle notera aussi les événements survenus depuis la pause précédente : travail effectué, échanges interpersonnels. Puis, pour chacun, elle se demandera ce qu’elle aura ressenti, et enfin ce qu’elle en aura pensé, ce qu’elle se sera dit à ce propos.
Ces pauses, Julienne a beaucoup de difficulté à les mettre en place : comme le temps n’est pas extensible, il faut bien, pour parvenir à prendre du temps pour soi, sacrifier une autre activité. Puis elle se rend compte que s’il lui est assez facile de repérer les événements qui se succèdent dans sa vie quotidienne, les demandes et les réponses, les coups de téléphone, elle ne sait ni ce qu’elle ressent à leur propos, ni ce qu’il convient d’en penser.
Mais, peu à peu, au fur et à mesure qu’elle devient davantage consciente des ses émotions et de ses discours intérieurs, se met en place ce qu’on appelle habituellement un travail de recadrage, et que j’appelle, en ces circonstances, « digérer son quotidien au fur et à mesure pour qu’il ne vous reste pas sur l’estomac ».
Julienne se rend compte que jusque là, elle ne se demandait jamais ce qu’elle ressentait, mais plutôt ce qu’elle pensait qu’on doit ressentir dans telle ou telle circonstance. Par exemple, l’échec d’une amie, qui aurait dû la peiner, la remplit en réalité d’une joie perverse. « Suis-je donc mauvaise ? » me demande-t-elle. Je lui explique que les sentiments et pensées intérieures ne peuvent pas se commander, que chacun n’en est que le spectateur. À l’inverse, chacun est responsable de ses paroles et de ses actes. Depuis Freud, tout un chacun sait bien que se cachent au fond de nous toutes sortes de sentiments troubles. Le mieux que nous puissions faire est d’en prendre conscience, ce qui nous permet de faire le tri et de n’assumer — c’est-à-dire de transformer en paroles ou en actes — que ceux qui sont conformes à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes.
Julienne se rend compte aussi que ses commentaires intérieurs sont le plus souvent critiques à l’égard d’elle-même : elle est rarement satisfaite de ce qu’elle fait, culpabilise de ressentir ce qu’elle ressent, se trouve « nulle », « pas aimable ». On comprend pourquoi elle fait l’impasse sur ses discours intérieurs…
Mais, bien qu’ardu, ce travail porte peu à peu ses fruits : Julienne s’apaise, de même que ses soirées. Elle est plus détendue au bureau et moins agressive avec son mari, qu’elle ne compte pas quitter dans l’immédiat. Les compulsions régressent et le poids, lui aussi, se met à diminuer. Nous sommes en bonne voie.
Faisons le bilan du travail fait avec Julienne : elle est venue me voir pour un banal problème de poids qu’elle attribuait à un défaut de volonté, une incapacité à contrôler son comportement alimentaire. Pour la plupart des médecins, la réponse habituelle à ce type de problème est la prescription d’un régime, accompagné d’encouragements à faire preuve de constance et de volonté. Cette expérience, Julienne l’a d’ailleurs vécue à de multiples reprises : après une période de perte de poids, à chaque fois, elle a regrossi.
Au contraire, ensemble, nous n’avons pas attaqué de front le problème de l’alimentation et du poids, mais travaillé tout d’abord sur les difficultés relationnelles de Julienne. Puis, lorsque cela nous a paru possible, nous avons commencé un travail sur la restriction cognitive. Les progrès obtenus n’étant pas décisifs, nous en sommes arrivés à aborder le vécu intime de Julienne, ou plutôt le problème posé par son absence de vécu intime. Enfin nous nous sommes recentrés sur son comportement alimentaire. Dans la vie, il est bien rare que ce soit la ligne droite qui constitue le meilleur chemin…

Le corps de Deli

Deli sera mon troisième exemple. Elle a 35 ans, n’est pas simplement en surpoids, comme Marine ou Julienne, mais est obèse : elle fait 117 kg pour 1,67 m, soit un indice de masse corporelle de 42. Sa demande et ses problèmes sont peu éloignés de ceux de Marine et Julienne : certes son poids fait souffrir ses articulations et elle craint qu’à la longue, sa santé, actuellement bonne, ne finisse par se détériorer. Mais sa souffrance principale réside dans son incapacité à nouer des relations sentimentales. Comment séduire, avec ce corps-là ? Mais, malgré toute sa bonne volonté, Dieu sait pourquoi, les régimes ne la font pas maigrir. Elle songe maintenant à une opération de gastroplastie qui, dit-on fait merveille. D’ailleurs, elle a déjà pris rendez-vous avec un chirurgien. Elle vient surtout me voir par acquis de conscience : on ne sait jamais…
La mère et les tantes maternelles de Deli sont obèses. Sa sœur l’est aussi. Les hommes de la famille sont au contraire très minces. Quel dommage de ne pas être un homme, me dit Deli. D’autant plus que…
D’autant plus que quoi ? demandai-je. Oh rien. Parlons plutôt du comportement alimentaire. C’est de cela que je suis spécialiste, non ? Eh bien voilà : le comportement alimentaire ne va pas. Ce n’est pas que Deli grignote ou ait des boulimies. Non, ce serait plutôt qu’elle mange ce qu’il ne faut pas, et plutôt deux fois qu’une. Plus c’est gras et plus c’est sucré, mieux c’est.
Bien sûr, Deli a fait des régimes : ce n’est pas si difficile. Mais dès qu’on lui fait remarquer qu’elle a maigri, qu’on la félicite, elle se dépêche de reprendre du poids.
Nous parlons donc de ce poids, et tentons de comprendre sa fonction. Deli me parle de son corps comme d’une provocation : elle n’a pas à être belle, les autres n’ont qu’à l’aimer telle qu’elle est. Que signifieraient d’ailleurs une affection, un amour qui seraient fondés sur les apparences ? Ils ne sauraient être authentiques. La seule solution à son problème serait qu’on l’aime en tant que crapaude, à la suite de quoi elle n’aurait sans doute guère de difficulté à se transformer en Princesse.
Mais voilà, personne ne l’aime. Il faut dire que Deli ne fait rien pour ça, c’est le moins qu’on puisse dire. La plupart du temps, elle se montre agressive et déplaisante. Ce qu’elle fait d’ailleurs aussi avec moi, lui fais-je remarquer : elle arrive en retard aux séances, se montre caustique, doute que je me souvienne de ce qu’elle dit, me pose des questions pièges pour vérifier… En psychiatrie, c’est ce qu’on appelle un comportement abandonnique : la personne, qui craint perpétuellement qu’on ne l’abandonne, passe son temps à tester ses interlocuteurs, vérifier jusqu’où elle peut aller trop loin avant de se faire rejeter.
Qu’attends-je, d’ailleurs ? Si je ne peux pas l’aider, je n’ai qu’à le dire. Elle a un chirurgien à aller voir…
« Peut-être avez-vous peur qu’on vous aime », dis-je. Elle s’effondre en larmes.
La séance d’après, Deli ne vient pas. La suivante, elle vient, mais me prévient que ce sera la dernière. « La semaine prochaine, je commence à passer les examens en vue de la gastroplastie, me dit-elle.
— Puisque c’est la dernière séance, vous n’avez donc rien à craindre : dites-moi de quoi vous avez peur.
— Qu’on me viole, comme mon frère l’a fait. »
L’histoire que Deli finit par me raconter n’est pas vraiment celle d’un viol, mais plutôt d’attouchements incestueux entre frère et sœur. En fait Richie est son demi-frère du côté paternel, de trois ans plus âgé. Quoi qu’il en soit, c’est à la suite de ces événements, survenus à l’âge de 14 ans, qu’elle s’est mise à grossir.
La graisse dont Deli s’est enveloppée constitue une carapace protectrice. Certes, il lui a été facile de se la constituer, puisqu’elle y était génétiquement prédisposée. Mais on voit bien, aussi, comment elle l’a entretenue avec soin. Se faire opérer de l’estomac et, après cette opération, ne plus pouvoir faire autrement que maigrir serait à mon sens une profonde erreur, et je le lui dis.
En définitive, Deli renonce temporairement à la gastroplastie et nous poursuivons les entretiens. Ils dureront une bonne année et porteront sur les rapports entre êtres humains, la séduction, le sexe, la violence. Déli met en pratique différents exercices d’entraînement aux habiletés sociales : il s’agit de tester la réciprocité des relations interpersonnelles, de s’essayer timidement aux relations de séduction.
Parallèlement, Deli a des séances avec un kinésithérapeute, qui l’aide à habiter son corps, à faire le constat qu’il peut être le siège de sensations et d’émotions parfaitement supportables.
Un peu plus tard, nous nous intéressons à des sensations comme la faim. Il semble à Deli qu’une telle sensation est redoutable. D’ailleurs, elle s’arrange pour ne jamais la ressentir, mangeant toujours en excès, par mesure de précaution. Je lui demande de sauter le petit-déjeuner, d’attendre d’avoir faim avant de consommer un petit en-cas qu’elle aura apporté avec elle à son travail. L’exercice, à sa grande surprise, se passe sans anxiété particulière et Deli est bien obligée de constater que la faim ne l’a pas fait mourir, et même, que manger son en-cas s’est avéré plus agréable que ne l’était son petit-déjeuner habituel.
Nous travaillons donc sur le plaisir alimentaire. Force est de constater que Deli n’a jusque là pas mangé par plaisir, mais afin de rester grosse. Le goût des aliments, lorsqu’ils sont consommés lentement et avec attention, est pour elle une découverte. La sensation de rassasiement modérée aussi.
La conjonction de tout cela permet à Deli, lentement et avec précaution, d’accepter de laisser certains de ses kilos s’évaporer. Pas tous. On n’est jamais trop prudent.

Que vient faire la cas de Deli dans cet article conscré à la restriction cognitive ? Deli semble ne se restreindre en rien, puisque bien au contraire, elle mange sciemment tout ce qui fait grossir. Mais c’est justement en cela que Deli est en restriction cognitive : elle a bel et bien intériorisé les interdits alimentaires, sait que manger des légumes et des laitages allégés est « bien », que manger du gras et du sucré est « mal ». Et comme, justement, elle désire faire mal et se faire du mal, elle transgresse sciemment les règles de la bonne nutrition telles qu’elle les a intériorisé.
Comme par ailleurs, tout plaisir corporel est vécu comme dangereux et que Deli évite de trouver du plaisir dans ce qu’elle mange, il ne lui est guère possible d’avoir une alimentaire régulée par les sensations alimentaires. C’est pourquoi, au-delà du travail psychothérapeutique et du travail sur le corps, un travail sur le comportement alimentaire s’avère lui aussi nécessaire.

L’intrication des problèmes

Disons-le clairement : il n’existe à ce jour aucune méthode simple, efficace et peu dangereuse qui permette de perdre du poids de façon durable. Les méthodes diététiques classiques, mais aussi bien les programmes comportementaux stéréotypés, en groupe ou en traitement individuel, s’ils enregistrent des succès sur le court terme, sont des échecs lorsqu’on évalue les résultats sur 4 à 5 ans. Quant aux psychothérapies classiques, il n’est pas grand monde pour prétendre qu’elles constituent des méthodes amaigrissantes…
Il est aussi établi que l’état de restriction cognitive induite par la pression amaigrissante ambiante et les régimes amaigrissants génère sa propre pathologie. Le cycle de la restriction cognitive constitue une porte d’entrée dans le cycle des réponses alimentaires émotionnelles et dans celui du corps mal aimé. De véritables troubles du comportement alimentaire apparaissent, la perte de l’estime de soi et la dépression sont habituelles et, en définitive, le poids est à la hausse.
Bien que ces faits soient clairement établis, le monde médical continue à pousser à l’amaigrissement et préconiser des régimes amaigrissants ou des « programmes diététiques », le business de la minceur poursuit ses coupables activités comme si de rien n’était.
Pourquoi ? Parce qu’être mince est devenu un impératif social auquel il n’est plus possible de déroger. Médecins bien intentionnés mais inconséquents, margoulins ayant repéré des pigeons à plumer, gros qui en souffrent et minces qui se croient gros, tous sont convaincus que sans minceur, point de salut. La complexité des problèmes, leur variété, sont niés. Les gros sont gros et s’ils mangaient moins, il maigriraient, un point c’est tout ! Personne, absolument personne, ne tient à prendre conscience de l’inefficacité et de la dangerosité des méthodes proposées.
Bon, je vous prie de bien vouloir m’excuser : mes nerfs ont lâché : il y a des choses qui finissent par m’énerver un brin.
C’est que la réalité est loin d’être si simple. Madame Dupond n’est pas grosse pour les mêmes raisons que madame Durand et il n’est pas sérieux de proposer à toutes deux un traitement standard. Qui plus est, pour une personne donnée, plusieurs facteurs se cumulent : madame Martin peut par exemple avoir une prédisposition génétique à grossir, qui ne se serait pas révélée si elle avait vécu dans un pays de moindre abondance alimentaire. Et même, vivant dans un pays de cocagne, elle aurait été simplement un peu ronde si elle ne s’était pas mise en tête de contrôler son poids en faisant des régimes restrictifs qui, à la longue, l’auront rendue hyperphage boulimique et auront engendré une véritable obésité.
Mais l’histoire de mademoiselle Dubois est foncièrement différente : comme elle ne s’estime guère, qu’elle pense que les autres ne peuvent l’apprécier telle qu’elle est, mademoiselle Dubois pense — c’est dans l’air du temps — qu’on l’aimera davantage si elle devient plus mince. Une fois entrée dans le cycle de la restriction cognitive et échouant à maigrir durablement, et même grossissant de régime en régime, elle tente de contrôler son poids sur un mode de plus en plus frénétique, de plus en plus volontariste. Mais plus cela va, plus elle mange sous le coup d’émotions et plus elle déteste son corps et elle-même.
Quant à madame Wolf, qui a été mise au régime dès l’âge de sept ans (alors qu’elle était à peine ronde) par des parents obsédés par le poids et les formes corporelles, elle a fini par prendre son corps en grippe. Quoi de plus logique puisque ce corps était ce que lui reprochaient ses parents ? La restriction cognitive, elle est donc tombée dedans quand elle était petite, et très vite elle y aura ajouté les cycles du corps mal aimé et de la réponse alimentaire émotionnelle.
Disons encore un petit mot de monsieur Carreira, qui arrête de fumer sur les conseils de son cardiologue. Il était un peu rond et prend 10 kilos de plus. Son médecin le met donc au régime. Il maigrit bien, mais regrossit tout de suite après. « Un peu de volonté, lui dit son cardiologue, sinon vous allez m’abîmer ce cœur que j’ai déjà tant de mal à maintenir en état ! » Et voilà notre monsieur Carreira précipité dans le cycle de la restriction cognitive, puis bientôt dans celui des réponses alimentaires émotionnelles, et qu’on ne tardera pas à mettre aux antidépresseurs…
Je pourrais poursuivre longtemps de petit jeu, mais à quoi bon : on aura compris que les façons dont les cercles vicieux de la restriction cognitive, de la réponse alimentaire émotionnelle et du corps mal aimé s’entremêlent et s’aggravent mutuellement sont infinis.

Comment en sortir ?

Il convient en premier lieu… de ne pas se précipiter, de prendre son temps, de comprendre les tenants et les aboutissants des problèmes de chacun. Le problème du poids est exceptionnellement de l’ordre de l’urgence : l’obésité est une maladie chronique, à prendre en charge sur la durée.
Comme on l’a vu au travers des exemples que j’ai développé, il est souvent nécessaire d’aborder successivement ou parallèlement les différents cercles vicieux dans lesquels se débat la personne en difficulté avec son poids et son comportement alimentaire : on travaillera donc sur le cycle de la restriction cognitive, sur celui des réponses alimentaires émotionnelles et du corps mal aimé dans des ordres variables.
Fréquemment mais pas toujours, un travail sur la restriction cognitive s’impose en premier lieu. L’obsession du poids et des formes corporelles, de la nourriture, la lutte contre ses désirs alimentaires, occupent tout l’espace mental. Il n’y a alors plus de place pour ses émotions et ses sentiments, pour des discours intérieurs hors du champ alimentaire. Mais rappelons que c’est aussi ce qui est recherché : on est ainsi débarrassé d’une vie intérieure insatisfaisante.
Ce n’est qu’après, lorsqu’on sera parvenu à trouver une relation en partie apaisée avec la nourriture, qu’on pourra aborder les autres difficultés qui se posent : les problèmes affectifs et relationnels, le désamour profond avec son corps et soi-même.
Mais, dans d’autres situations, il n’est pas très astucieux de s’obstiner sur le comportement alimentaire, alors que la personne témoigne d’une profonde ambivalence à l’idée de maigrir, ou bien lorsqu’elle est aux prises avec des problèmes plus urgents. Dans des cas-là, on laissera l’alimentation de côté, pour peut-être y revenir un peu plus tard.
Dans tous les cas, la préoccupation du thérapeute n’est pas le poids, mais la qualité de vie et l’épanouissement personnel. Se réconcilier avec son corps, avec soi-même, avec les aliments, oser vivre sa vie, tels sont les objectifs.

Publié par Association GROS le